2012-2013
Quatre heures du matin, le dimanche en été. Une joyeuse cohue de chevaux dans l'eau
; des paysans agréablement bruyants les brossent avec vigueur, ces juments des Ardennes,
râblées,à la puissante carrure. Tous les riverains sont aux fenêtres, une vraie fête.
La
toilette se termine par un tour ou deux à la nage, dans le gumpa où l'eau est plus
profonde, creusée par un fort courant qui actionne la génératrice électrique de la
filature. Avant de retourner fièrement à travers les rues d'Erstein encore endormies,
le cavalier prend lui aussi sa douche du dimanche. On se hurle des bonjours Il n'y
a plus de chevaux. Il n'y a plus de rivière, du moins entre l'Ile de Woerth et le
quai du Château. Château ? C'est une grande bâtisse, 28 ou 30 pièces, très ancienne,
trois siècles, ex-propriété de l'évêché pour se mettre au vert et à la pêche.
Autre grande bâtisse : le Koschthüs Ancien hôpital qui, en 1918, accueillait ceux qui mouraient de la grippe espagnole, si funeste ; et nous, gamins, regardions défiler les brancards, qui ressortaient avec les morts. Nos parents ne savaient pas... évidemment... ! nous étions intrigués par le spectacle.
Si vous poussiez un peu au-delà, vous voici rue de l'Étoupe (s'Küttergassel) par un joli petit pont et la chute d'eau où nous avons tous nagé dans une eau particulièrement glacée et rapide, parmi les jardins et les grands arbres. Plus loin, une petite eau transparente et gaie ruisselait sur les cailloux blancs. J'avais entre 5 et 7 ans et tenais la main de mon grand-père. Bientôt plus de petits cailloux brillants ; ils sont remplacés par un grand tas de charbon.
Mon quartier était surtout un quartier de pêcheurs, Fender, Fassel, et surtout s'Kentzelesse, sortes d'hommes des bois qu'à 80 ans la Lisbeth, leur sœur, appelait les « garçons ». Tous célibataires, et la Lisbeth s'en allait chercher de la bière dans une grande cruche dont elle prenait une lampée dans la rue quand personne ne passait. Ils allaient chez le notaire ou aux enterrements à tour de rôle, leur unique costume noir pour quatre. Ils parlaient peu, mais, accroupis sur les mollets, ils regardaient l'eau couler, passer' les nuages et, à l'horizon, la forêt immobile, le Kritt. Ils vendaient leur poisson à Obernai, la charrette à bras poussée à l'aube à travers le Bruch.
Plusieurs barques attachées à quai, le « Nénuphar » « Héléna » et « Waagenaar », du nom d'un Hollandais qui raignait très méthodiquement. Celui qui n'a pas manié ainsi les deux rames d'Erstein à Krafft, ou même jusqu'à Benfeld, ne sait pas ce qu'est l'effort, la liberté, et cette odeur inimitable de I'Ill, du Rhin, du Zams, du Brunnwasserle.
Il n'est pas rare de voir un artiste, dessinateur ou peintre du dimanche, installer son chevalet là où le petit bras de l'Ill fait un coude. C'est la rue de l'Étoupe, vue de dos. Tout à fait pittoresque, sans apprêt, nature, telle quelle. Marcel Schwartz, Küder, René Becker, des anonymes ont croqué le lieu. Le cadre se prête surtout à l'aquarelle, rapide et légère.
Avant la « Ross-Schwamm » et les appontements en ciment, le quai du Château était notre aire de jeux comme on dit pompeusement aujourd'hui. Il y poussait évidemment de l'herbe bien sauvage avec du trèfle, mais surtout beaucoup de liseron. Nous avons ainsi cueilli de blanches couronnes pour jouer au mariage. Et, ainsi couronnés, nous dansions une sorte de branle bien scandé, ou un rondeau plus gracieux.
Les devoirs terminés ou pas, tous les gamins du quartier et même ceux de la Rebmatt et jusqu'à la sous-préfecture faisaient ainsi la tête. Sans négliger le cerceau, les billes, le saut à la corde, et le kinès, sorte de base-bail. Jamais gênés par les autos, car on pouvait les compter ; grimper sur les madriers du grand lavoir, où les garçons, les grands de 10 ans, dénichaient quelques chauve-souris, fines et tremblantes, était le sport de choix.
Et l'hiver ! Les patins, il gelait ferme ; et sans patins, assis sur les deux sabots, ça glissait presque mieux, non seulement les jeudis, mais le mercredi après-midi : liberté, liberté, car nos maîtres apprenaient le français.
Cette liberté, nous la goûtions aussi après avoir ramé avec difficulté, dans l'étroit
passage avant le canal rapide de l'électricité, où tout s'élargit ; nous appelions
cet espace la Mer, tant nous nous sentions au grand large.
Si on te demande
: qu'y a-t-il à voir chez toi ? Chez moi, il y a l'eau, l'eau encore, la forêt, la
terre, l'espace encore libre, les chemins qui longent l'eau où se reflètent les nuages,
les iris jaunes et les noisetiers. Il y a le ragondin, le brochet, deux ou trois
couples de hérons cendrés , ne les chassez pas et, comme sur les roches de la préhistoire,
une harde de cerfs fend l'eau verte du Canal... apeurée peut-être par le silence...
Erstein, le 8 juin 1993
Denise Rack Salomon
La Ross-Schwamm, également rendez-vous des pêcheurs et gamins barboteurs. Au fond le Koschthus, établissement anciennement tenu par des religieuses hébergeant les ouvrières célibataires de la filature.
Un chapitre sur notre site consacré à Denise Rack-Salomon, lien : http://erstein67.free.fr/acteur-auteur/denise-rack-salomon.html
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