Un chapitre du site „Erstein67“ juin 2015
Pour remonter la page : cliquez sur le titre dans le menu fixe Portail Erstein67

 Mon Dieu ! Comment ai-je pu dormir si longtemps ? Voici les cloches, le 2e coup déjà. C'est quelle fête ? J'entends le grand carillon. Je ne suis pas bien réveillée. Allez ouste Barwel ! !

Vite, je saute dans mes galoches, j'enfile ma capote, le « revanche » par-dessus le tout, les mitaines, je les mettrai après. Dépêche, dépêche. Comme ces pavés résonnent. Je déteste arriver en retard, tout le monde vous fixe, vous traverse du regard.

Il fait nuit. Complètement nuit. En cette sai­son le jour n'arrive pas bien à se lever. Alors à 6 heures du matin, c'est toujours l'obscurité.

Personne dehors. Même le croissant de lune est ailleurs. J'ai presque peur. Plus que la ruelle du monastère à traverser.

Voici l'Abbatiale illuminée. Comme c'est rassurant la lumière ! Comme c'est beau ! Ers­tein dort et pourtant, j'entends les orgues qui mugissent comme une merveilleuse tempête. C'est la Fête. Il ne fallait pas manquer cela.

J'entre. L'église est comble. Ma place habi­tuelle est prise. Bon, je me glisse en sourdine, je reste dans le fond. Tiens, je ne vois pas la mère Issenhuet, ni Esther, ni Apolline, ni Philomène, ni le père Landolin. Il y a du beau monde que je ne connais pas.

Maintenant la grande procession se déroule dans l'allée centrale, elle va virer sous les absides.

Nonnes solennelles, clercs en rangs lents et serrés ; ils chantent tous, la tête rentrée sur les épaules, la coule ou le voile couvrant le visage, comme des pleurants sur la tombe de quelque grand-duc.

Mais chante, Barbara ! Je reconnais tout de même le Dies irae, et j'embraye à pleine gorge avec l'assistance le chant de la sainte colère qui déborde en mélopées de belle terreur. On a beau ne pas savoir le latin, on sent tout de même que dans cet hymne il se passe des choses...

Au milieu de ces magnifiques angoisses mor­telles, il se fait tout subitement le plus abrupt silence et la plus noire obscurité. Tout est comme coupé. Comme dans les histoires à faire peur, minuit égrène ses 12 coups.  Le cortège,  les orgues, les lumières, les gens, tout est reparti là d'où c'est sorti. Cette absence subite est terri­fiante. La voix du vide.

Je me pince. Tout est réel. Je n'ai rien inventé. Les orgues sont rentrées dans la grande porte du silence. Le carillon est immobile là-haut dans le solide clocher de grès rose. L'immense théorie des moniales s'est retirée dans son mystère, dans son au-delà. Je rentre à la maison à l'Ile du Woerth, je file par la rue des Dentel­les, je laisse à droite la rue des Nonnes, et je suis chez moi. Ma tête bourdonne comme une ruche dérangée. Je suis sûre qu'on entend battre mon cœur jusqu'à Nordhouse.

Et elle referma sa porte. Et ne put plus se rendormir.

On dit que l'office nocturne auquel Barwel a pu assister, c'est la grande pénitence à laquelle sont assujetties les moniales de l'Abbaye d'Er­stein et quelques religieux aussi, en rachat de nombreux et méchants péchés commis de leur vivant, malgré leur sainte appartenance... jalou­sie, luxure, gourmandise, hypocrisie, soif d'in­fluence, mensonges habiles et fausses façades, et des fautes qu'on n'imagine même pas et qu'on se cache à soi-même.

Jusqu'au Jugement Dernier ils auraient dû ainsi revenir dans leur vieux monastère, disparu aujourd'hui, mangé par les discordes, l'incom­préhension, l'usure du temps, celle de toute chose. C'est comme si, une fois l'an, ils étaient tenus à l'assistance de leurs funérailles... Où vont-ils à présent chanter et vivre leur Dies irae ? Où?

Personne n'a interrogé Barbara. Personne n'a interrogé personne. On ne sait pas comment cette vision est parvenue, jusqu'à nous, en mars 1984. De cet Erstein impérial, de ce temps de faste et de gloire fondé par la reine Irmingard, il ne reste que la figure très stylisée d'une église sur les armes de la ville, trois ou quatre noms de rue, quai du Couvent, rue du Monastère, rue des Sœurs et, nous disent les archéologues, le cime­tière des nonnes, sous l'actuelle, pardon sous l'ancienne Sous-préfecture.

Sic transit gloria mundi.

Erstein, le 19.03.1984

EN GUISE D'HOMMAGE À UNE POÉTESSE

DENISE RACK-SALOMON

Le rôle d'une revue historique ne se réduit pas à relater uniquement les exploits guerriers ou les faits et gestes des responsables politiques. Il lui appartient aussi de prendre en considération les activités cultu­relles, artistiques, littéraires. Celles-ci n'occupent pas toujours, dans nos publications, la place qu'elles méritent. A telle enseigne que le lecteur pourrait être tenté de croire que l'Alsace n'est pas une terre bénie des Muses.

L'étrange silence qui plane par exemple sur nos lettres s'explique sans doute par les interdits qui, au cours de l'histoire, ont tantôt frappé nos écrivains d'expression allemande, tantôt ceux d'expression française. On a rarement traité le sujet dans sa globa­lité et dans un esprit de tolérance. Les logiques natio­nalistes qui se sont plusieurs fois relayées chez nous, ont difficilement admis la présence de plusieurs langues. Les séquelles de ces luttes linguistiques res­tent plus ou moins perceptibles chez bon nombre de nos compatriotes.

Notre province avait fait une longue carrière dans les lettres germaniques durant un millénaire. Même en étant rattachée à la France, elle n'a cessé de rester fidèle à ses parlers ancestraux. Elle a continué à se servir du dialecte et de l'allemand aussi bien dans la vie courante que pour ses besoins littéraires.

Ce n'est qu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale que nous enregistrons une rupture signifi­cative se soldant d'une part par l'abandon du hochdeutsch et la mise en veilleuse de l'alsacien. Et d'autre part par l'adoption accélérée de la langue nationale, avec d'autant plus de zèle que celle-ci fut traité avec brutalité durant les années de l'annexion.

Aujourd'hui, le français se taille la part du lion face à l'allemand réduit à la portion congrue. Denise Rack-Salomon appartient à la génération de auteurs qui, entre Vosges et Rhin, ont largement ouvert à notre littérature les portes de la francophonie.

Mais connaissez-vous Denise Rack-Salomon ? C'est sa petite nièce Muriel qui nous la présente. Son témoignage émouvant nous a été transmis par la Bibliothèque d'Erstein qui d'ailleurs porte aujourd'hui son nom. Nous le publions tel quel.

Elle aimait les "orchidées et les fleurs de pommier", elle aimait la peinture, la musique, les voyages, elle aimait Erstein, elle aimait la jeunesse, le soleil et la vie...

Elle était notre Soleil...

Elle est partie le 13 janvier 1998, jour de l'anniver­saire de son petit neveu, Vivien pour qui elle avait immortalisé l'histoire de "Bouzou ", le petit singe et "Can-Can" le paon, qu'il connaissait par cœur.

Elle est partie par une froide journée d'hiver, sans soleil...

Denise, Marie, Marguerite était née le 9 juin 1912, jour de la Fête Dieu à Rhinau, fille de Jules Salomon, né à Bollwiller en 1882 et de Marguerite Heim-Cottet, née le 25 juillet 1888 à Valdoie.

En 1917, elle quitte Rhinau pour s'installer avec ses parents à Erstein dans la maison de son Grand-Père. Elle aura deux frères, Alfred, né le 10 janvier 1915 à Rhinau, et Jean, né le 19 février 1922 à Erstein.

Elle passe sa scolarité à l'école primaire d'Erstein, puis à Notre Dame de Sion à Strasbourg où elle obtient la baccalauréat à 17 ans.

Elle s'inscrit ensuite à l'Université de Lettres Fran­çaises et Allemandes de Strasbourg où elle rencontre, Adrien Rack qui y suit des cours d'Allemand. Il est né en 1900, a fait ses classes à Saint Cyr, et est Capi­taine d'Infanterie Coloniale. Ils se marieront le 5 juillet 1933 à Erstein.

Elle suivra son mari dans ses diverses mutations, Sarralbe, puis Alger, où il est nommé Aide de Camps du Général Nogues, ils y séjourneront de 1933 à 1936, enfin, l'Indochine, de 1937 à 1939, Nhatrang, Kontum, Hué, Saigon, et Vinh où le Capitaine décédera à l'äge de 39 ans, le 22 décembre 1939, il est enterré à Vinh et son corps ne sera jamais rapatrié, malgré la volonté de son épouse, désireuse de le faire reposer à Erstein.

Denise Rack-Salomon, jeune veuve de 27 ans repart pour la France, en laissant derrière elle ses plus belles années et d'immenses souvenirs dont elle ne cessera de nous compter toutes les anecdotes.

Le dernier paquebot, l'Athos II, appareille de Sai­gon le 22 janvier 1940 pour Marseille, avant l'arri­vée des Japonais. Arrivée à Marseille, dans une France en guerre, elle regagne la maison familiale d'Erstein qu'elle ne quittera plus. Elle se réfugie alors dans les études. S'inscrit à l'Université de Strasbourg et obtiendra une agrégation de Lettres et un doctorat en langue Allemande.

Pendant la guerre, elle verra partir ses deux frères, qui rejoindront la Faculté de Médecine de Strasbourg, réfugiée à Clermont-Ferrand. Tous deux résistants, ils seront décorés l'un de la médaille des Anciens Combattants, et pour l'autre de la légion d'honneur.

Son père, Jules Salomon décède le 2 mai 1943 à Erstein, sa mère bien plus tard en mars 1981 à Erstein où ils reposent tous deux.

Elle occupera un poste de professeur d'Histoire de l'Art à l'Ecole des Cadres de Strasbourg, donnera des cours de piano, fera d'innombrables voyages dans de nombreux pays, Egypte, Pays du Maghreb, Grèce, Crête, Turquie, Israël, la Yougoslavie, l'Inde, Ceylan... Sauf la Chine qu'elle aurait tant aimé visiter "mais la Chine on n'y va pas seule..."

Sa carrière de poète et d'écrivain débutera en

1956 : par la traduction du roman allemand d'Ursula Bruns LA FILLE DE DINAH,

1967 : LA DANSE IMMOBILE, pour lequel elle obtiendra le Prix Saint Exupéry,

1969 : MILLE MAISONS dédié à son amie Anne-Bénédicte de Saint Amant,

1971 : SCABIEUSE dédié à "Muriel pour ses 5 ans",

1972 : LUNDI JE PARS A GANDHARA, dédié à ses deux frères Fred et Jean,

1976 : LE CHEVAL DE FEU,

1978 : DEUX OU TROIS GOUTTES DE SOLEIL,

1985 : ELLORA,

1990 : FLAMBOYANCES, et

1994 : INDOCHINE - 40 MOIS DE JUNGLE, (auto­biographique) dédié à son neveu Claude.

Elle publiera également des poèmes dans l'Antholo­gie des Poètes ainsi que de nombreux articles de presse, organisera plusieurs expositions de peinture.

Sa vie fut remplie de voyage, de peintures et de soleil,

Elle aimait, les "orchidées et les fleurs de pommier"

Elle nous aimait...

Extrait de SCABIEUSE, édité en 1971

LE PAYS IMMOBILE

Pays immobile, je te connais pays silencieux et transparent je sais te pratiquer lieu de ma solitude, je te reconnais. Miroir d'eau peuplée de plantes aux lentes branches qui bougent un peu roseaux fanés avec des nids effilochés qu'un vent d'orage finira de ruiner. Le tronc si vieux d'un très vieux saule tellement rongé qu'on peut y entrer, parfois le cri rauque d'un couple de ramiers qui se posent un moment sur l'épaule d'un orme ou d'un peuplier avant de repartir au sud vers Malaga Marrakech ou Tanger.

A l'horizon le Rhin gris large et régulier qui charrie des péniches, des rêves, et des paix oubliées...Pays immobile, tu sais m'abriter sous ton ciel léger et parfois, mieux qu'à un homme j'ai pu te confier ma longue peine et, cette espérance tronquée qui me tiennent lieu de félicité.

(fait à Daubensand)

Contes et Légendes de la Région d'Erstein

AUTEUR :Denise RACK-SALOMON

Publié par la S.H.Q.C. tome 2

La procession des repentirs

- Unsere Liebe Frau zur Eych -

Première journée de vrai beau temps. Un ciel sans une bavure, absolument bleu et vierge. Même les plus diaphanes peintures n'en ont un tel. La forêt du Kritt s'éveille. De loin elle est déjà un peu verte. C'est la sève nouvelle qui remet tout en branle. Dans une petite semaine les peupliers feront sauter leurs bourgeons ; déjà les saules dorés et les noisetiers offrent au jeune soleil leurs pendeloques qui sentent bon le miel.

Nous respirons tout cela. Nous en parlons, nous préparons aussi nos tout premiers surgeons.

Quel dommage que la petite route rhénane entre Krafft et Eschau soit livrée aux autos débri­dées. Nous longeons prudemment l'extrême bord, les chemins ne sont plus faits pour les pié­tons, ni pour les vélos.

Or, voici que vient resurgir dans notre tête la légende ou le récit de l'origine de N. D. du Chêne, unsere liebe Frow zur Eych, lieu très visité et très honoré par les gens d'alentour, Erstein, Gerstheim, Plobsheim, Eschau, Nordhouse et d'autres.

C'est rustique, c'est vert, c'est calme. C'est priant.

Un jour, un jeune hobereau chassait par là. C'est giboyeux : il reste du chevreuil, du faisan, du canard, mais guère de sanglier.

Notre cavalier, appelons-le Materne, d'un prénom bien alsacien, remarque deux colombes qui virevoltent avec insistance au-dessus de sa tête. Lorsqu'il change de direction, elles semblent le rappeler, dans le bon chemin.

Finalement, les blanches tourterelles s'arrê­tent sur les branches d'un chêne majestueux, bien ramifié, haut, dressé vers la lumière. Le chêne aime et recherche la lumière, là-haut.

Or, voici au creux d'un embranchement une image de la Vierge portant sont Enfant Jésus. Le Seigneur Materne n'eût pas à réfléchir longtemps, il comprit qu'il lui incombait de faire ériger ici même une chapelle où Marie serait vénérée. Ce qui fut fait, et bien fait.

Car jusqu'à ce jour « on » vient là, on reste un moment, on récite un Ave, on confie peut-être une peine, un désir caché. On ne fait rien. On s'arrête un peu. On est là. On existe.

Mars 1984

La maison que j'habite est tricentenaire. 1674 dit-on, l'âge du Bourgeois Gentilhomme, du grand Molière vénéré dans cette demeure et ses bibliothèques.

Non seulement tricentenaire, mais très habi­tée. Et si vous voulez tout savoir, elle a un fan­tôme. Un vrai. S'il est vieux ? Sans doute, puis­que tout ici est ancien, même moi, mais l'äge n'a sur lui aucune prise. Il persiste dans ce qu'on appelle la belle maturité. Non seulement insub­mersible le fantôme, mais plein de prestige. C'est un évêque, vêtu en évêque... moire violette qui bruisse quand on marche, grosse bague, quelque chaîne en or au cou, et tout.

Lorsqu'il se mon­tre, ce qui est rarissime, il hèle et appelle du doigt. S'il hèle ainsi une jeune personne, on assure qu'elle restera fille, comme figée par un sort. Je monte souvent dans mon grenier aux larges madriers qui supportent une toiture imposante. Je voudrais le débusquer mon revenant, mais hélas les fantômes sont indociles. Pourtant, cer­tains soirs il y a là-haut des bruits assez insolites et qui dominent la télé même réglée FORT. Je monte pieds nus, avec précaution.

« Il » est sans doute reparti. Je ne vois que la cheminée de biais, et la forte pente du toit qui dort.

Non seulement tricentenaire ma maison, mais visitée, une fois l'an. Très précisément le jour, ou plutôt la nuit de la Saint André. Cette nuit-là, surtout si elle est claire et belle et déjà froide, un carrosse en cristal s'arrête. Joli clique­tis très en sourdine de cette étrange machine. Les laquais ouvrent la portière, déploient les marches, la princesse descend. Elle veut revoir sa maison, où toute une partie d'elle est restée. Elle entre-portes closes bien sûr elle va à la rencontre d'elle-même. Puis, après ces retrouvailles, après ce pèlerinage aux sources, elle regagne son Ail­leurs où elle habite le reste de l'année.

On dit que, les nuits de brume, elle vient aussi. Mais alors tout est estompé, enfoui, beau­coup plus étrange, un peu angoissant.

Je tiens ce conte vivant d'un aveugle qui le faisait vivre et vibrer. Il vous prenait la main, la reconnaissait - comme la voix la sondait et s'en servait comme d'un instrument idéal de com­munication. Je crois qu'il connaissait beaucoup d'autres histoires, un peu vraies, un peu légen­daires, souvent étonnantes, et comme logées dans le brouillard immense du temps. Vénérables et scintillantes.

 Maison sise 4, quai du Château.

Erstein, 15 mars 1984

Erstein et son abbaye

Vieilleries vivantes

Notre-Dame du Chêne

Auteur : Muriel RIETSCH

Publié par la S.H.Q.C. tome 16