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Portrait de Victor Dusch, organiste

par Denise Rack-Salomon

Lavallière au vent, souple et rapide comme le sont souvent les gens un peu corpulents, il traverse à vive allure la petite place de l’église, pour grimper les 40 marches jusqu'à son instrument... image longtemps familière à tous ceux d'Erstein : il allait maîtriser là-haut le monstre sacré aux 4271 tuyaux, gloire de nos offices durant 33 ans.

Il n'est pas difficile de parler de Victor Dusch, organiste exceptionnel, musicien complet, fût-ce 50 ans après, tant nous qui l’avons entendu, écouté, connu, demeu- rons imprégnés de sa présence.

C’est Noël, en 1925 ou 27. Victor Dusch improvise entre l'Hymne et le Magnificat ; c'est toujours un moment privilégié car il le sentait et le vivait et la musique lui coulait des doigts. Il improvise en liaison avec les thèmes fournis par les textes grégoriens, puis il s'en libère, s'étoffe, et soudain, avec un doigté infini, très délicatement et presqu'en sourdine il introduit dans la masse sonore le thème du De profundis, en plein Noël - Nulla sine merore voluptas, pas de joie sans ombre. Mon père lui en fit la remarque le lende­main. Quoi ? Vous l'avez entendu ? Et il en fut profondément heureux.

Ou bien, c'est un dimanche « ordinaire » comme on dit maintenant. L'église est pleine, c'est les vêpres. « In exitu Israël » le long poème épique va défiler. Alors là, Victor Dusch est à la fête et nous de même. La schola et la chorale des hommes chantaient le psaume 114 en grégorien bien sûr, Victor Dusch inventait tout au long du récit une sorte de dialogue qui courait, à la fois libre et fidèle ; ce n'était pas un accompagnement au sens habituel non, il créait une mélodie parallèle, plus volubile, avec une aisance et une jus­tesse dont je n'ai jamais trouvé l'équivalent. Grâce à des interventions de cette nature nous avons pu parfois nager dans le bonheur musical.

Ou bien c'est le 11 novembre, la Fête Patronale. Je mets des majuscules qui peuvent seules marquer la haute solennité de la Saint-Martin alors que l'église des pauvres n'était pas encore instaurée. Dès la première attaque on sait que « ça » va être extraordinaire. Quelques accords somptueux sur cet orgue baroque qui est capable de meubler de vastes volumes et de riches solennités, et voici qu'un orchestre à cordes enchaîne, merveilleuse surprise, puis « ils » se mêlent, orgue, cordes et chœur. Ah mes enfants, quel festin ! C'est faible de dire que nous étions tous motivés, nous entrions dans le jeu, comment rester tiède avec un tel stimulant ? Cela durait 2 heures, et plutôt davantage, il faisait froid car le feu ne marchait pas, tant pis, pour une pareille prestation on serait resté encore. (Le confort matériel n'était pas une néces­sité).

L'année suivante, à la Saint-Martin de nouveau,on s'était dit : « ils vont revenir les violons » les cellos, non, Victor Dusch avait choisi le grégorien pur, à travers toute la célébration. Cette relative austérité mariée aux inter­ventions de l'orgue-Solo nous avait aidés à réaliser que le plain chant c'est la louange profonde, grave et millénaire.

Ou bien encore c'est la fin de la grand-messe. Monsieur Dusch joue « la sortie » qui est en général pour tout organiste un morceau de bravoure. Il en veut ce matin, nous sommes comme remplis par un vent de Pentecôte. L'orgue aussi. Il a choisi Ch. M. Widor dont il aimait la VIe symphonie, ou la grande Fugue en sol mineur de J.S. Bach, pleins jeux, pleins feux si vous voulez. Les registres sont sollicités dans le sens de la plénitude, ce que l'orgue romantique excelle à donner. L'éblouissante technique se fait oublier : tout est musique, non seulement pour l'oreille, mais l'être tout entier est baigné. V. Dusch aimait aussi le Concerto en sol mineur de Fr. Bach-Vivaldi dont il extrayait l'allégro final,qui part simple et mesuré pour s'épanouir jusqu'aux largesses des plus généreux accords... je me le chantonne parfois pour colorer des moments de grisaille. Dubois, Gigoul De la Tombelle, Saint Saens l'Ecole de Paris du début du siècle, mais aussi Frescobaldi et Max Reger. A l'offertoire il donnait parfois le délicieux Sœur Monique de Couperin, ou un extrait de César Frank, proche de son tempérament, par la vigueur et la finesse. Il savait intercaler de brefs interludes selon les exigences de l'action Sainte, des phrases de sa façon dont j'ai retenu quelques motifs ; si longtemps après ils continuent de danser dans ma mémoire... j'avais dix ans.

Cochereau, de nos jours, aux grandes orgues de N. D. de Paris est un improvi- sateur génial. Oserais-je dire que je lui préfère notre Victor Dusch, plus fin, plus insinuant, plus pénétrant et surtout moins bruyant... et que - filiation oblige - Robert Dusch notre actuel organiste, fils du précédent, en a hérité ce don si rare et si enrichissant. Ainsi le 15 Août 1978, il commence par poser le thème de l’Avé Maria Stella et soutenu par cette armature il part. Qui, de l'orgue ou de lui propose ce voyage ? Les deux bien sûr. On ne chante malheureusement plus guère l'admirable Introït « Gaudeamus omnes » à l’Assomption ou à la Toussaint, mais quand nous avons la chance de l'entendre une avant-dernière fois, on chuchote dans mon dos « oh chic alors ! » (Sic) les chuchoteurs ne sont pas de subtils mélomanes mais de braves parois­siens.

Que faisait Maître Dusch quand il quittait ses orgues le dimanche matin à 11 heures ? Je vous le donne en mille... il partait jouer du piano.

Nos cloches ? C’est encore V. Dusch. Nous les devons à son oreille. Après la guerre de 14-18 il n'y en avait plus, de cloches, on les avait refondues en canons. Or en 1920-21 « ils » s'en allaient à Colmar, Ignace Wœrth et lui, pour essayer les accords, tester les timbres du bronze, c'est ainsi que nous

avons la chance d'un accord basé sur do majeur, la reine des tonalités et clé de voûte de tout le système tonal. Ils ne s'engouffraient pas, pressés et har­celés entre d'autres rendez-vous urgents, pour un bref bing-bing, oui ça va d'accord. Ils prenaient le temps: écouter, en parler, comparer, écouter de nouveau, arroser le tout d'un bock ou d'une lichette de Riesling. Morale : il ne suffit pas déjouer de l'orgue, même avec maestria, il faut vivre aussi, les deux sont un art.

On pourrait raconter indéfiniment V. Dusch, camper l'artiste, l'homme, l'ami, le bon vivant. Pourtant cette dernière anecdote encore. Nous sommes aux tout premiers temps de la T.S.F. Un amateur avant-garde qui possède un tel appareil manipule ses lampes, ses boutons... nous devrions avoir Stutt­gart, mais si, attendez. On transpire, les lampes chauffent, on ruisselle, rien que des faux bruits ! ! Alors M. Dusch ouvre le couvercle du piano, et il joue Schumann, Chopin et les autres jusqu'à minuit. Les actuels transistors le mettraient en fureur, lui qui haïssait la musique en conserve. C'est le moment d'ajouter qu'il ne prêtait pas volontiers les 3 claviers de son Rœthinger, le sort de son instrument le rendait ombrageux, voire farouche. II serait heureux de le voir si fondamentalement restauré.

Servir. Servir. Il faut servir, nous dit-on aujourd'hui. Notre organiste ser­vait assurément. Il mettait sa science,  ses dons,  sa sensibilité, sa foi au service de Dieu afin de fortifier et de rendre plus belle notre prière, notre présence.

Or, je l'entends encore, la Semaine Sainte, aux Ténèbres, chanter tout seul dans la pénombre de la Passion « Christus factus est pro nobis obediens usque ad mortem ». Prière nue, sans aucun ornement, sans rien d'autre qu'elle-même. C'était la voix du croyant, dépouillée de tout faste. Et c'était aussi poignant, aussi prenant que les fêtes des royales harmonies, là-haut sur la tribune, ou l'effervescent Alléluia de la Pâque, repris ardemment par toute l’assemblée.                                                            

                                                                                            Denise Rack-Salomon

                                                                                          Erstein le 22 Septembre 1978

Notice biographique :

Né en 1879 à la Wantzenau, mort le 10 septembre 1935 à Erstein.

    De 1902 à sa mon en 1935, a été titulaire du grand orgue de l'église Saint Martin d'Erstein, et maître de chapelle de la Chorale Ste Cécile. Voué à la musique dès l'enfance, il fut un brillant élève au Conservatoire de Strasbourg durant 8 ans.

« Toujours le 1er de sa classe » dit le Professeur F.X. Mathias, étonnant les jurys et les professeurs par la finesse, l'élévation, le brio de son jeu. Il continue par la suite à faire l'admiration de ses pairs et des mélomanes les plus avertis. Connu et reconnu comme un virtuose de son instrument, comme un musicien complet, particulièrement doué.

Une crise cardiaque mit une fin brutale et prématurée à cette brillante car­rière.

PRESENTATION QUATRE ORGUES ANNUAIRE 2003 ANNUAIRE 2005 RESTAURATION HISTORIQUE PATRIMOINE