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13.08.2014

Au XIXème siècle : Les G’sell - Andlauer

Trois maisons et leurs occupants

Si l'on excepte l'ancienne maison de Char­les Mick et celle d'Antoine Mick, acquise par les frères Joseph et Louis Andlauer et tranformée par eux, les vestiges les plus apparents des anciennes tanneries du quartier se situent 1 rue du Moulin, 24 et 26 rue du 28 Novembre.

  Fig : Tableau n° 2 - Les familles G’sell - Andlauer

1 rue du Moulin.

On sait qu'Ignace Britsch et ses deux fils Antoine et Louis y ont habité le premier étage ; au décès de ce dernier, ses enfants, Martin, cor­donnier, et Thérèse, en héritent. François-Joseph Meyer, marchand de farine, l'achète en 1885, complétant ainsi l'acquisition qu'il avait faite du rez-de-chaussée en 1875. La maison change de main en 1918 et passe alors à Moïse Dreyfuss, boucher, et à ses descendants, les propriétaires actuels.

Cette maison, la plus ancienne et la plus décorée des trois, porte plusieurs marques dignes d'intérêt : « 1704 », sur un potelet rue du Mou­lin, est sans doute la date à laquelle elle fut cons­truite; par qui? les initiales « H.G.I. - M.M.I.K. » entourant « 1704 » n'ont pu être identifiées ; en revanche, l'emblème gravé prouve qu'il s'agit de tanneurs. Inconnu aussi le tanneur CD. au chapeau pointu, tenant deux racloirs, figuré sur le poteau cornier. Seule l'inscription portée sur la dalle en grès encastrée dans la façade ouest a pu être déchiffrée : on sait déjà que les initiales surmontant l'emblème des tanneurs désignent Johann Chrysostom Spitz et son épouse Anna Maria Winner.

       

24 rue du 28 Novembre.

La maison formant l'angle de la rue du Moulin et de l'ancienne rue de Strasbourg, et lon­geant la rive sud du Fossé, abrita, elle aussi, plu­sieurs générations de tanneurs.

On peut tenir pour à peu près certain qu'elle fut construite par François-Joseph G'sell, établi à Erstein depuis 1767. Domicilié au 30 Quartier Verd, il y exerce le métier de tanneur. Sa mort, en 1804, l'empêche vraisemblablement d'habiter la nouvelle construction. En revanche, l'un de ses fils, François-Antoine, né en 1781 et également tanneur, y demeurera (« 110 Quartier Verd »), ainsi que le fils de ce dernier, portant d'ailleurs le même prénom, né en 1820.

François-Antoine G'sell fils, lui-même tan­neur, épouse en 1846 Marie-Louise Klein, issue d'une famille de cultivateurs d'Uttenheim, et en a trois enfants : Marie-Léonie, l'aînée, épousera Jean-Philippe Scheer, entrepreneur à Erstein; Marie-Louise, la seconde, Auguste Kieffer, ori­ginaire de Limersheim (père de Jules Kieffer, le « Bärewirt » de la rue du Moulin, dont certains se souviennent encore); Antoine-Edmond, le fils, exercera comme tanneur à Erstein, puis à Barr et à Strasbourg. A la mort de François-Antoine G'sell, en 1861, sa veuve, alors âgée de 37 ans, continue à habiter le 110.

En 1862 elle se remarie avec le tanneur-corroyeur François-Joseph Andlauer, l'un des trois fils de son voisin, Georges Andlauer, du 111 Quartier Verd (26 rue de Strasbourg), lui-même tanneur-corroyeur. Joseph Andlauer succède ainsi à François-Antoine G'sell dans la maison et la tannerie qui furent les siennes. Une fille, Valérie, naît en 1866. Mais la mort de sa mère, en 1886, et le remariage de son père, en 1889, avec Louise Hellmann, poussent Valérie à quitter sa maison natale. Elle épousera son cousin ger­main Gustave; ils passeront et finiront leur vie à Nîmes.

Joseph Andlauer et Louise Hellmann n'au­ront pas d'enfant. A la mort de Louise (1906) et de Joseph (1908), et après liquidation entre ses quatre enfants de la succession de la veuve Antoine G'sell, la maison du « 110» revient à Valérie Andlauer qui la vend, en 1921, à Victor Andres, maître-tailleur à Erstein et oncle de Xavier Hellmann. Celui-ci, lorsqu'il achète la maison en 1967, se trouve donc être propriétaire d'un immeuble ayant appartenu, à la fois à la tante de son père, Louise Hellmann, et à son oncle par sa mère, Vic­tor Andres. Il lui revient le mérite d'en avoir entrepris la restauration, sans toutefois pouvoir l'achever, ce qu'ont réalisé ses héritiers, les pro­priétaires actuels.

26 rue du 28-Novembre.

Cette maison qui, avec les dépendances ayant servi à la tannerie, longe la rive nord du Fossé sur près de 44 mètres, compta parmi ses occupants trois générations de tanneurs, ainsi que la maison dont nous venons de parler et, tout comme celle-ci, connut un Andlauer comme der­nier exploitant de tannerie succédant à un G'sell.

Il n'a pas été possible d'établir avec certi­tude ceux que désignent les initiales gravées sur le poteau cornier jouxtant le porche : « J. W. W. - M.G.B. - 1741 ». Peut-être s'agit-il de Johann Wilhelm Wolleber et de son épouse Marie Gertrude Bùngener, mariés à Erstein en 1725 ? Des recherches ultérieures permettront peut-être de trouver qui, des Koehler ou des G'sell, a suc­cédé aux constructeurs.

Car il est, par ailleurs, certain que le tanneur François Mathias G'sell, après avoir épousé en 1802 Crescence Koehler, habite la maison avec elle et clôt la cour par le porche existant ; la clé d'arcade porte, en effet, l'emblème des tan­neurs accompagné des initiales « M.G. - C.K. » (« Mathias G'sell - Crescence Koehler ») et d'une date, « 1810 ». Le 11 Juillet 1802 voit d'ailleurs se conclure un double mariage : François Joseph G'sell, frère aîné de Mathias et lui aussi tanneur, épouse ce jour-là la sœur aînée de Crescence, Lugardis Koehler.

Mathias, qui décède en 1838, sera secondé par son gendre, François Georges Andlauer, dès avant 1830.

Celui-ci sera le premier corroyeur de la famille; après avoir donné à la tannerie de son beau-père une impulsion significative, il meurt lui-même à 48 ans, en 1850.

Nous évoquerons plus loin et assez lon­guement les figures de Georges Andlauer, de sa femme Crescence G'sell et de leur fils cadet Louis, le dernier tanneur-corroyeur de la famille.

Disons seulement qu'après la disparition de son mari, Crescence assurera une certaine conti­nuité à l'entreprise familiale, afin de la transmet­tre, le moment venu, à Louis, qui la maintien­dra en activité jusqu'à sa retraite.

Au décès de Louis, en 1924, la maison passe entre les mains de ses enfants restés sur place, Vir­ginie († 1940) et Louis († 1947), puis aux deux enfants de ce dernier, à qui elle appartient aujourd'hui.

L'aînée des deux, l'un des auteurs de ces lignes, se souvient encore bien du grand-père tan­neur, maigre et sec, avec sa casquette en velours bronze, et que sa taille obligeait à se baisser pour passer une porte.

Les lieux témoignent d'un regroupement remarquable des tanneurs appartenant à la même famille, les G'sell-Andlauer ; d'ailleurs certains travaux de rénovation permirent la découverte de vestiges attestant l'étroite imbrication de leurs activités : ainsi une sorte de tunnel reliait les caves des anciens nos 109 et 110 - de même il semble que l'on ait pu passer du 110 au 111 par un bâti­ment élevé sur le premier pont enjambant le Fossé et utilisé comme atelier.

Le métier : comment ils l'exerçaient

Avant d'évoquer les installations de tanne­rie proprement dites, il semble indispensable de rappeler brièvement en quoi consiste, au milieu du XIXème siècle, le tannage et le corroyage tels qu'ils sont pratiqués dans l'entreprise artisanale objet de notre étude - le « Carnet de fabrication » de Louis Andlauer nous servira de guide

Le tannage et le corroyage.

La transformation des peaux fraîches en cuir imputrescible et imperméable à l'eau se fait grâce au tanin contenu principalement dans les écorces de chênes âgés d'une vingtaine d'années. Cette transformation exige de nombreuses opé­rations dont la durée s'étend sur une période allant de 18 mois à 2 ans. C'est le tannage végé­tal extra-lent, par opposition aux procédés modernes utilisant des substances minérales ou synthétiques et beaucoup plus rapides, quelques semaines au plus.

Le processus suivi comprend des manipula­tions préparatoires tendant à disposer les peaux à recevoir l'action de l'écorce moulue, le tan, et le tannage proprement dit.

La peau fraîche, appelée verte, est abondam­ment lavée en rivière; salée ou sèche, elle exige un traitement plus long (dessalage, reverdissage). Une fois débarrassée des souillures et des parties inutiles, étirée et foulée, la peau, grâce à un cer­tain temps d'immersion dans trois bains de chaux (les pelains), peut subir le dépilage (ou ébourrage). Après le poil, côté fleur, le tan­neur s'emploie à racler le côté chair pour en faire disparaître toutes les adhérences. Le cœursage égalise la peau et en adoucit le grain, une dilu­tion d'acide la purge de chaux, « deux façons de fleur et de chair » achèvent le nettoyage. En outre, des lavages incessants et renouvelés entre chaque opération produisent, à la fin, une eau parfaitement limpide.

La peau, refendue dans son épaisseur, en a fini avec le travail dit « de rivière » et subit alors « bassements et « refaisage » : passant de cuve en cuve, elle macère dans des bains succes­sifs dont la teneur en tanin augmente de l'un à l'autre. Il s'écoule en tout près de 4 mois et demi avant le tannage proprement dit.

Celui-ci consiste à étaler les peaux dans de grandes fosses entre des couches de tan moulu, le tout humecté de jus, foulé et abreuvé d'eau. Dès lors commence la métamorphose de la peau en cuir, poursuivie tout au long des trois bains habituellement pratiqués ici. Le liquide du fond de la fosse est fréquemment pompé et rejeté sur le dessus. Tous les deux à quatre mois, selon les bains de « première, deuxième ou troisième écorce», les cuirs en changeant de fosse sont retournés et mélangés à du tan frais.

Vient alors le séchage dans les greniers et dans un courant d'air permanent. Après quoi, le cuir est battu sur une grande table en pierre avec un maillet de bois dur.

Un mois de repos, et ce sont les opérations de corroyage visant à assouplir et à égaliser le cuir tanné. Si celui-ci est sec et dur, il est nécessaire de le fouler sous l'eau. Il est ensuite débarassé des restes de tannée, dérayé, c.à.d. égalisé en épaisseur, assoupli et retravaillé sur la table de pierre.

C'est alors qu'intervient la « mise en huile » propre à chaque côté du cuir : huile de poisson mélangée à du suif, côté fleur, « dégras » (mélange de matières grasses animales), côté chair. Après séchage, dégraissage et blanchissage, il ne reste plus que les dernières finitions.


Les outils.

La variété des outils est naturellement adap­tée à chaque opération; outils à main, d'ail­leurs, car les progrès mécaniques apparus vers le milieu du siècle ont encore peu pénétré dans l'ate­lier artisanal .

Un inventaire dressé par Louis Andlauer en 1869, lorsqu'il reprend l'affaire, estime les outils et ustensiles existants à 422 f. En 1871, l'achat de deux marbres de travail lui revient à près de 200 f ; en 1877, les « outils de tannerie et de corroyerie » représentent une valeur de 1.000 f ; la « machine à rebrousser » coûte 140 f. en 1883. Un grand nombre de ceux-ci a heureusement sur­vécu aux épreuves du temps... et des rangements.

L'eau et les écorces.

La qualité des matières employées par nos tanneurs conditionne évidemment celle de leur travail ; il en est cependant deux dont l'impor­tance est primordiale et dont la prise en considé­ration permet de mieux comprendre pourquoi se sont installés ici, au « Gerbergraben », des géné­rations de tanneurs : nous voulons parler de l'eau et des écorces végétales.

Dans sa partie terminale, le Fossé, peu avant que ses eaux ne se mêlent à celles du « Mühlgraben », avait une largeur de 3m30à3m50et une profondeur d’ environ un mètre, idéa­l le courant, rapide, entraînait les déchets des peaux dont les nombreuses truites saumonnées étaient friandes.

A cet égard, il convient de rappeler combien nos aïeux étaient soucieux de l'eau qu'ils consi­déraient avec raison comme un élément vital et sacré. Le respect de l'eau était inculqué à l'en­fant dès l'âge le plus tendre par un merveilleux dicton, aujourd'hui oublié :

« Wann mer ins Wässer spitzt, spitzt mer im Liewe Gott in d'Aüie - si on crache dans l'eau, on crache dans les yeux du Bon Dieu ».

Par ailleurs, l'eau était peu calcaire, « zum Gerben fur aile Sorten Leder vorzùglich », comme le note Louis Andlauer ... « l'eau est excellente et se prête au tannage de toute espèce de cuir ».

Quant aux écorces prélevées au printemps sur des chênes âgés d'au moins vingt ans dénommés  «taillis » par les gens du métier, elles se trouvaient disponibles dans les environs immédiats.

Le cheptel, quant à lui, était abondant : que ce soit dans les pâturages du Bruch de l’Andlau ou dans les fermes elles-mêmes, quand la trans­formation du mode d'élevage aboutit à généra­liser la stabulation entre 1850 et 1870.

LES TANNEURS APRÈS 1800

Le métier : les installations.

Venons-en aux installations de tannerie et de corroyerie. On n'en trouve plus de traces dans les lieux qu'occupèrent les plus anciens tanneurs, comme il a été dit plus haut; en revanche, il en subsiste encore dans les trois maisons auxquel­les nous nous sommes attachés, même si certai­nes disparurent dans les années ayant juste pré­cédé ou suivi la dernière guerre.

Le Fossé et les sous-sols.

Ainsi, par exemple, les longs pieux en fer plantés dans le Fossé et auxquels étaient attachées les peaux lors des multiples lavages et trempages. Ils dépassaient le niveau de l'eau de plus d'un mètre, afin d'éviter qu'elles ne soient emportées par le courant.

Le long des maisons G'sell et Andlauer, de grandes dalles de grès constituaient des quais d'un bon demi- mètre de large, ce qui facilitait notablement les manœuvres, ainsi d'ailleurs que les chaînes amarrées en hauteur.

De larges portes à deux vantaux superposés permettaient d'accéder de plain-pied aux locaux affectés au « travail de rivière » et aux fosses, et situés au sous-sol de chacune des propriétés.

   § Au 1 rue du Moulin
, on pouvait encore voir dans les années 30 trois fosses creusées dans le sol et à parois de chêne. Après avoir servi aux Britsch, elles furent, dit-on, utilisées par les G'sell pour le salage des peaux. La petit-fille de Joseph Andlauer, qui rapporta ce fait, se souvint égale­ment avoir emprunté, lors de jeux d'enfants, le couloir souterrain reliant les deux caves voisines et dont les vestiges sont encore décelables.

§ La maison du 24 rue de Strasbourg com­portait, avant transformation du sous-sol, un ensemble de cinq fosses - deux grandes, trois plus petites, d'une profondeur de 1m50 à  2m. En outre, une photo datant du début du siècle montre qu'il existait, côté sud, une sorte de trappe permettant de déverser le tan depuis la rue dans la cave.

§ Laissons Louis Andlauer décrire lui-même les installations dont il disposait au 26 rue de Strasbourg : « eine Gerberei bestehend in 8 Gruben in Stein, 8 Farben in Stein, 2 cimentierte Wasserbehàlter, 3 Kalkgruben, 2 Versenkgruben.. » - « 8 fosses à tan en pierre, 8 fosses à couleurs en pierre, 2 réservoirs à eau en ciment, 3 bassins à chaux, 2 fosses pour la mise en trempe » . Ces fosses et bassins occupent, sur plus de 120 m2, des locaux en sous-sol de la mai­son d'habitation et d'un vaste hangar tout au long du Fossé.

Les moins profondes — 1 m 20 — conte­naient entre 13 à 15 peaux, quantité usuelle par série de traitements précédant la « mise en fosse ». Les plus grandes - profondes de 2 m  servaient aux trois bains du tannage propre­ment dit et contenaient, chacune, une cinquan­taine de vaches, doit entre 1.200 et 1.500 kg de cuirs.

• Les greniers.

Les trois maisons comportent chacune, au grenier, un ou plusieurs niveaux destinés au séchage des cuirs. Rue du Moulin, les chevilles en bois, auxquelles ils étaient suspendus, sont encore visibles, de même qu'au grenier Hellmann où, par contre, une partie des anciens volets à claire-voie ou à abattants a été transformée. Louis Andlauer paraît avoir utilisé, outre des clous en fer forgé, des jeux de longs rondins mobiles munis de crochets et de fil de fer. Les volets à claire-voie du niveau supérieur existent toujours, de même que les grands vantaux fer­mant le fond de la loggia.

«Lohmuhl», «Lohkas» et «Lohkashisle».

Les installations de la « Lohmùhl » sont communes; nous en connaissons déjà les proprié­taires successifs. Redonnons la parole à Louis Andlauer : « .. eine Lohmühle mit Rindeschneider, Kurbelwalken, Wasserpumpe - Wasser-kraft von 6 bis 8 Pferdekràfte (dieseibe kann aber bis 30 erhôht werden).. » - « un moulin à tan comportant un broyeur d'écorces, un foulon à manivelle, une pompe à eau — la force hydrau­lique de 6 à 8 cv peut être portée à 30 cv ». La quantité d'écorces moulues varie selon les années : de 40 à 160 tonnes.

Communes aussi, sans doute, les annexes affectées aux résidus du tannage. Louis poursuit : «... ein Lohhof mit Einrichtung fur 20 000 Lohkas zu trocknen.. » - « emplacement réservé à l'évacuation de la tannée, à la fabrication des mottes et à leur séchage : capacité totale 20 000 mottes».

Les opérations auxquelles il est fait allusion méritent quelque explication, et illustrent bien le souci qu'avaient nos ancêtres de tirer le meilleur parti possible des matières utilisées.

On connaît deux emplois à la tannée, le résidu de tan ayant servi :

Utilisée en vrac et après dessication com­plète, l'écorce broyée servira de matériau isolant dans les maisons du quartier, en particulier entre les solives de plancher ou de plafond - fait con­firmé à plusieurs reprises lors de travaux de rénovation

Sous forme de « Lohkas » (ou mottes de tan), elle sera vendue comme un combustible ana­logue aux briquettes d'hier : l'écorce moulue et purgée de son tanin était tassée par piétinement dans des formes rondes, puis séchée à l'air libre pendant trois à quatre mois. Les mottes avaient l'aspect de gros fromages de Munster, d'où la dénomination locale « Lohkas ». On appelait « Lohkastreppler » l'ouvrier qui les fabriquait. Chaussé de sabots spéciaux, à sur­face inférieure plane et sans talon, les mains agrippées à une barre de bois, il piétinait plusieurs centaines de mottes par jour. Le moule uti­lisé, « Lohkasring », se présentait sous la forme d'un anneau en fer forgé muni de deux anses, haut de 4 cm et mesurant 18 cm de diamètre. Un « Lohkas » pesait en moyenne 400 à 500 g.

    Après démoulage, les mottes étaient dispo­sées, légèrement espacées, sur des rayons de lat­tes

(« Lohkasràhme ») formant un petit hangar; deux de ces « Lohkashisle », mesu­rant chacun 9 m de long et 2 m de profondeur, encadraient le « Lohhof » dont parle Louis Andlauer et où on déversait la tannée directement depuis les fosses en sous-sol. Cet emplacement transformé en jardin dans les années 30, conserve encore son pavage en gros moellons de grès. En complément, un rayonnage haut de 3 m 50 et protégé par un petit auvent, s'étalait sur une lon­gueur de 12 m à partir du porche d'entrée ; il en reste quelques vestiges.

Lorsque les mottes étaient bien sèches, on les entassait dans un hangar appelé « Lohkas-schuppen », sis au Quartier Bleu à proximité du « Schelmengässlein ». On les vendait par quantité de 50 ou 100, à raison de deux pfennigs pièce.

Les ateliers.

Georges Andlauer, puis ses deux fils Joseph et Louis, pratiquent les opérations de corroyage dans des ateliers installés à cet effet.

La démolition, en 1921, du bâtiment enjam­bant le Fossé entre les n° 24 et 26 nous prive de vestiges parlants. Mais il y a tout lieu de penser qu'il abrita l'atelier de corroyerie où travailla Joseph après son mariage avec la Veuve François-Antoine G'sell.

En revanche, celui où travaillèrent Georges, puis Louis après le départ de son aîné, existe encore; il occupe des locaux aménagés dans un vaste hangar et de plain-pied avec la court. « Eine Zurichterei mit Luftheizung » - « une corroyerie pourvue d'un chauffage à circulation d'air », dira Louis dans son annonce.

D'une surface totale de 73 m², tempérés par l'air chaud produit en sous-sol, les locaux reçoi­vent un jour assez parcimonieux, vu la situation; des lampes disposées le long des murs y remédient. L'espace disponible permet à plu­sieurs d'y travailler. L'adéquation des lieux à leur usage est évidente : un atelier de 35 m² mesure 4 m de haut et possède un système de rondins mobiles à différentes hauteurs pour recevoir les cuirs; on peut encore y voir l'une des deux tables à plateau en granit poli nécessaire au travail à plat; l'autre (21 m²) abrite encore la « machine à rebrousser » dont le cadre supérieur est fixé au plafond, à 3 m de hauteur. De larges guichets donnent accès d'un endroit à l'autre et plusieurs trappes communiquent avec le sous-sol.

L'installation du sous-sol II et de la corroyerie a manifestement été pensée dans son ensem­ble et réalisée d'un seul jet par Georges qui lui a, au sens propre, imprimé sa marque : « Geor­ges Andlauer - Crescence G'sell 1831 » encore visible sur une des cuves.

Les Andlauer père et fils

Georges.

Qui est-il, Georges Andlauer ?

Remontons un peu dans le temps : Mathias G'sell, qui habite au n° 26, y exerce son métier de tanneur en utilisant le premier sous-sol don­nant sur la rue, probablement en liaison avec ses deux frères François Joseph et François Antoine; ils possèdent d'ailleurs chacun un tiers indivis de la « Lohmùhl ». On peut supposer que leur tra­vail, le seul tannage, suit les méthodes usuelles de l'époque.

Arrive alors Georges. Né le 25.5.1802 comme troisième fils (et sixième enfant) de Fran­çois Antoine Andlauer, cultivateur à Kogenheim, et de Marie Catherine Fritsch, il quitte tôt la mai­son paternelle pour entrer en apprentissage chez François Jacquel, tanneur à Saint-Dié. Le 7 mars 1820 celui-ci « sertiffie que Georges Andelard de Kogenemme a fait ses apprentissages ...de tanneur et de conroyeur et qu'il s'est comporté en honnête garson » (sic).

Voilà donc notre jeune homme muni, à pres­que 18 ans, du Livret de Compagnon « confor­mément à l'arrêté du Gouvernement du 9 Fri­maire an XII .

Il est parfois très difficile d'en déchiffrer le texte et les nombreux cachets dont il est pourvu; mais tel qu'il se révèle finalement, son contenu est instructif : les attestations des employeurs et les visas des autorités de police permettent de reconstituer le long périple de Georges, à quel­ques inconnues près (dont l'une, en particulier, se situe après son premier stage à Strasbourg et concerne en gros neuf mois, entre avril 1820 et janvier 1821).

Nous le suivons pas à pas, au sens propre, car il se déplace, en général, à pied, par étapes de 20 à 40 km par jour, parfois moins lorsqu'au passage d'une frontière des difficultés surgissent.

Car il en franchit, des frontières, au cours d'une randonnée qui le conduit d'Alsace en Suisse par la Franche-Comté, en Bade, Wurtem­berg et Bavière, jusqu'en Galicie et en Silésie et le ramène à Strasbourg à travers la Saxe, la Thuringe, la Hesse et le Palatinat.

Le premier souci de Georges est de se per­fectionner dans son métier et de multiplier les expériences : il travaille un mois à Strasbourg, trois chez Geistodt à Colmar, quatre chez Jac­quet à Pontarlier. Puis, de septembre 1821 à mars 1822, six mois ailleurs (lieu non précisé). De là, il passe en Suisse, est embauché un mois à Berne, se dirige via Zurich et Schaffouse vers le Bade voisin.

Le maître-tanneur Jacob Fischer, de Gernsbach près de Baden, se déclare « satisfait de son travail et de sa conduite » (« Produzent hat seither dahier bei Rothgerbermeister Jacob Fischer gearbeitet undsich gut betragen », 17 juin 1822).

Le livret est ensuite visé à Stuttgart, Kirchheim, Nùrtingen, Reutlingen et Ulm. Encore quinze jours de travail en cette ville, et notre com­pagnon estime sans doute qu'en seize mois et demi de stages il en a assez appris.

De plus vastes horizons le tentent, la « Wanderlust », l'envie de voyager, le saisit.

Il reprend sa route à travers la Bavière : Augsbourg (10.7.1822), Munich (12.7.1822), Ratisbonne (16.7.1822), Passau (19.7.1822). Le 20 juillet, il pénètre par Engelhartszell dans le vaste empire d'Autriche, passe à Linz, Vienne (23.7.). La capitale ne le retient guère, il franchit le Danube et arrive à Presbourg, l'actuelle Bra­tislava tchèque, le même jour.

La traversée de la montagneuse Slovaquie, en direction du nord-est, le contact avec le monde slave lui créent, sans doute, des difficultés et ralentissent sa marche : il met 18 jours à parcou­rir 300 km - un seul visa durant ce trajet, au pas­sage d'une place forte, d'ailleurs inscrit en latin, ce qui ne rend pas le nom du lieu plus lisible pour autant. Le 13 août, il peut voir les eaux de la Vis-tule entreprendre leur course vers la Baltique.

Wadowice en Galicie : à 30 km de Cracovie, aux confins de la Pologne, il ne franchira pas cette frontière-là.

Celle de la Silésie prussienne, toute proche, le tente davantage ; on le laisse passer à Nicolai (?) le 15 août, mais à condition de se procurer le passeport requis au prochain bureau. A Gleiwitz, d'où on le renvoyait à Oppeln, il est cepen­dant contraint d'interrompre son voyage pendant plus de deux mois pour raisons de santé; il n'en repart que le 28 octobre et obtient enfin à Oppeln le fameux passeport le fonctionnaire du Gou­vernement Royal de Prusse précise : « pour qua­tre semaines et gratis vu sa pauvreté » (« auf vier Wochen und zwar bei seiner Armut gratis »).

450 km en six semaines et nous retrouvons la trace de Georges à Wittenberg (12.12.), à Leip­zig, en Saxe (14.12.); il traverse le Weimar de Goethe le 22 décembre. Noël ne l'arrête pas (Rudolstadt et Saalfeld); il remonte par Gehren en direction d'Eisenach (31.12.), passe à Wanfried et Eschwege la frontière de Hesse et arrive à Cassel le 5 janvier 1823.

Sans doute est-il alors saisi de « Heimweh », du mal du pays, car il redescend en droite ligne, par Grùnberg et Neustadt, vers Wissembourg, où il retrouve l'Alsace le 20 janvier 1823.

Georges vient de parcourir 3 400 km, moi­tié pour les besoins de son métier, moitié pour le plaisir de la découverte.

Après les années d'apprentissage et de voyage, le compagnon tanneur-corroyeur est prêt pour la vie - il n'a pas 21 ans. Le 7 septembre 1824, il épouse Crescence G'sell, fille unique de Mathias ; elle a 19 ans. Ils auront onze enfants, dont trois mourront en bas-âge. On sait déjà que deux des trois gar­çons, Joseph et Louis, suivront les traces de leurs père et grand-père. Quant aux filles, trois d'en­tre elles toucheront, de près ou de loin, aux métiers du cuir : Catherine épousera Julien G'sell, tanneur à Mutzig, leur fils Xavier sera lui-même tanneur ; Crescence se mariera avec Louis Siat, marchand de cuirs à Strasbourg ; Marie, res­tée célibataire, vendra les cuirs de son frère Louis jusqu'au mariage de celui-ci.

Le contrat de mariage donne au jeune cou­ple la maîtrise d'une grande partie des biens que possèdent les parents G'sell, y compris la tota­lité du matériel de tannerie. Les deux générations habitent d'ailleurs sous le même toit.

Georges et Crescence entreprennent d'agran­dir et de moderniser : ainsi, par exemple, le puits de la cour, qui sera muni d'une pompe et d'une auge, marquée «A.G.E. 1826 » (« Andlauer -G'sell, Erstein ») ; la capacité des installations de tannage sera plus que doublée et le hangar amé­nagé pour recevoir les ateliers de corroyage. En 1829 on rachète à Louis Britsch ce qui devien­dra le « Lohhof». D'autres acquisitions, faites en 1831 et 1833, étendent les dépendances de la maison rue de Strasbourg. A la même époque, Mathias leur cède sa part de la Lohmùhl .

L'évolution du patrimoine foncier des époux Andlauer, hormis maisons, dépendances, jar­dins et vergers dans le bourg  est significative. L'acte conclu le 31.10.1833 entre Mathias et eux, achève la transmission, à leur profit, de biens ruraux s'élevant en totalité à 2 ha 35 de terre et 4 ha de prés et bois. Dans les cinq années qui suivent, les époux réalisent l'essentiel de leurs acquisitions du même ordre : elles portent sur 2 ha 78 de terre et 3 ha 22 de prés et bois; ils ne revendront que huit parcelles en seize ans. Au décès de Georges, le patrimoine foncier, tel qu'il vient d'être défini, compte donc plus de cinq hectares de terre et près de sept hec­tares et demi de prés et bois.

C'est dire que les affaires marchent bien. En l'absence de correspondance ou de documents tels que ceux laissés par Louis, c'est tout ce que l'on peut avancer. Par contre, l'inventaire de la succession ouverte par le décès de Georges (9.5.1850) four­nit, outre l'énumération des biens immobiliers, d'autres indications précieuses.

Suivant le cas le plus fréquent, il n'y a «point d'argent comptant», mais des créances à recouvrer auprès de clients, la plupart cordon­niers des environs (deux d'entre eux doivent plus de 1 200 f chacun) et des dettes contractées auprès de prêteurs strasbourgeois, dont deux professeurs. Le linge de maison est plutôt abondant, de même que la vaisselle. A la cave, une provision de « cinq hectolitres de vin de l'année dernière à 60 f », entre autres.

Dans les dépendances, « un cheval hongre à 300 f, une jument pleine à 150 f, deux poulains 31 paires pour remontage de bottes à 45 f, 47 paires de devant pour bottes à 105 f 25, 19 paires de derrière pour bottes à 14 f 25, 14 demi-peaux avec graisse et sans graisse à 117 f, 60 peaux de veau avec tan à 180 f, 50 peaux de veau avec graisse à 200 f, 8 demi-peaux de vache avec graisse à 52 f, 6 peaux de veau avec le poil à 15 f, 20 kg de poil de bœuf à 32 f, du poil de veau et du résidu de cuir à 12 f, du goudron à 70 f, des écorces utilisées à 160 f ». Sa valeur totale s'élève à 7 720f 50.

Voilà donc Georges Andlauer tel que les deux seuls documents existants le révèlent, d'une façon très fragmentaire, certes, et, par là, forcé­ment imparfaite.

Quelques traits se dégagent cependant : il ne craint pas l'inconnu des horizons nouveaux ; le goût de l'action et la soif d'entreprendre se con­juguent en un dynamisme orgueilleux qui le porte à marquer de son sceau tout ce qu'il réalise. Il signe de l'écriture nette et sans fioritures d'une personnalité affirmée.

Crescence, Joseph et Louis

A partir du 9 mai 1850, la veuve de Geor­ges, Crescence G'sell, se trouve investie d'une double et lourde charge : la conduite d'une entre­prise artisanale devenue importante, associée à une exploitation agricole, et l'éducation de six enfants non mariés, dont le plus jeune n'a pas 4 ans et dont un seul, Joseph, est susceptible de reprendre l'affaire, mais n'a que 18 ans et demi.

Douze ans plus tard d'ailleurs, celui-ci, épousant la Veuve François Antoine G'sell, sa voisine, quitte la maison paternelle pour s'instal­ler au 24 rue de Strasbourg. Crescence devra attendre que son dernier fils Louis, né en 1843, ait achevé son Tour de France, en 1865, pour trouver en sa propre maison l'appui du succes­seur désigné. En attendant, il faut gérer le patrimoine au mieux.

Crescence vend la quasi-totalité des biens ruraux qui lui ont été attribués dans la succes­sion; on peut supposer qu'elle désire ainsi se pro­curer les ressources financières dont elle a besoin et, dans le même temps, réduire le poids que représente l'exploitation agricole. Par contre, elle « est et demeure propriétaire d'une maison d'habitation, cour, grange, écuries, hangar à tabac, maisonnette..., du tiers du mou­lin à tan..., de tous les outils et ustensiles de tanneur  »; de cette manière, elle assure le logement de la famille et préserve l'outil de travail.

Quant aux parts attribuées aux enfants, elles comportent chacune des terres, longtemps louées, puis vendues. Enfin, près de trois hectares de ter­res et la « caserne des douaniers » restent indivis et fournissent, par location, un revenu non négli­geable. Les comptes détaillés sont tenus par Cres­cence elle-même. La tannerie, qu'en advient-il pendant la quinzaine d'années qui s'écoulent entre la dispa­rition de Georges et le retour de Louis ? Nous l'ignorons, faute de documents utilisables.

En effet, le livre dans lequel Georges avait inscrit des comptes très sommaires, consignant surtout les dettes des clients, Crescence l'utilisera au hasard des demi-pages restées vierges, mêlant parfois les recettes les plus diverses aux comptes des locations ou ventes immobilières. Au fil des ans apparaît cependant une ébauche de compta­bilité, mais trop peu claire pour que l'on puisse en tirer des informations valables.

Penchons-nous plutôt sur un témoignage humain : une vingtaine de lettres que Crescence écrit en allemand « à l'alsacienne » à son fils cadet pendant qu'il effectue son Tour de France, de mars 1863 à septembre 1865.

Elle s'y révèle maîtresse femme. Issue elle-même d'une lignée de tanneurs, associée à tou­tes les entreprises de son mari, elle possède une connaissance approfondie du métier et de ses ser­vitudes, bien consciente des perspectives finan­cières peu engageantes qu'il offre : « noch ist kein Gerber reich geworden » — « il n'est pas de tan­neur qui se soit enrichi », dit-elle le 5.10.1864. Sa préoccupation constante sera de mainte­nir l'entreprise familiale jusqu'à ce que Louis prenne la relève.

Car Joseph, s'il a probablement assuré la liquidation des marchandises de son père, vient de s'installer dans la maison G'sell et passe, psychologiquement surtout, de l'autre côté du Fossé ; c'est bien là où le bât la blesse. L'intérêt qu'elle ne peut se retenir de porter à ses affaires, la rend sûrement envahissante aux yeux du nou­veau ménage, qui la tient à l'écart, selon un schéma classique - cela ne l'empêche pas, d'ail­leurs, d'être parfaitement au courant et d'en rela­ter le détail dans chacune de ses lettres. La déception, souvent exprimée, nourrit donc l'espoir que met Crescence en son plus jeune fils.

Dans le vif désir qu'elle a de l'aider, elle ne cesse de lui prodiguer des conseils : pour tirer le meilleur profit de son « Tour de France », elle l'incite à multiplier les expériences professionnel­les, à élargir et parachever sa connaissance du métier; elle partage avec lui l'intérêt pour les nouveautés, l'informe des prix locaux des cuirs et peaux, s'enquiert de ceux pratiqués ail­leurs, lui fait part des conditions économiques du moment.

Elle s'inquiète, en outre, des conditions de vie qui sont les siennes, la sollicitude mater­nelle l'enveloppe avec insistance. De temps à autre, l'envoi de 30 ou 40 francs pallie un salaire trop juste, mais ne doit pas inciter à la dépense. Enfin, Crescence se préoccupe beaucoup de la future installation de son cadet; son souci majeur est de la lui rendre aussi facile que le per­mettront leurs moyens, qui sont modestes.

Elle est heureuse de lui avoir conservé une clientèle fidèle. La mise en vente par Benoît-Joseph G'sell de sa part de la Lohmùhl lui cause bien des tracas; elle va finalement l'acheter pour Louis, mais avec Joseph (5.12.1864). Il faudrait aussi songer aux futurs approvisionnements : profiter du prix avantageux des peaux que la sécheresse de l'été et l'abattage massif des bovins amènent en abondance sur le marché, acheter à un prix intéressant des écorces de première qua­lité en Haute-Saône (14.8.1865).

Mais, au-delà, on sent l'inquiétude de Cres­cence grandir à mesure que le temps passe : Joseph va avoir terminé ses travaux de moderni­sation; craint-elle une manœuvre, un concurrent pour Louis ? Son désir de voir celui-ci prendre enfin la place qu'elle lui a ménagée avec obsti­nation, la rend de semaine en semaine plus pres­sante, le retour de Louis s'impose. Elle l'attend aussi avec la tendresse anxieuse d'une mère qui a élevé seule son dernier fils depuis l'âge de sept ans, tendresse qui transpa­raît dans la phrase finale, pourtant sobre et rete­nue, de bien des lettres.

Crescence se sent manifestement plus pro­che de lui que de l'aîné, l'ancien séminariste devenu fonctionnaire, ou du second, dont elle déplore le caractère difficile. Louis est le confi­dent de ses peines et l'espoir des dernières années de sa vie. Un jour cependant, bouleversée à l'idée que son fils pourrait - d'après les dires d'un cama­rade - partir en Amérique, elle s'insurge contre ce projet tout au long d'une lettre passionnée et, pour la première fois, met son autorité dans la balance (5.12.1864). Louis ne traversera pas l'Atlantique.

La veuve de Georges Andlauer meurt le 20 janvier 1868, deux ans et quatre mois après le retour de son fils - non sans lui avoir légué par testament « la maison d'habitation.., la tannerie avec son mobilier industriel.. et la moitié indi­vise du moulin à tan », moyennant une contre­partie à verser à la succession. Joseph et Louis se trouvent alors, chacun, de part et d'autre du Fossé, à la tête d'une tannerie-corroyerie à faire vivre.

Leurs relations sont constantes : déjà, le cadet avait appris son métier auprès de l'aîné et travaillé ensuite pendant un an à ses côtés comme ouvrier-tanneur. Puis ils exploitent en commun la Lohmùhl, dont ils achèveront la reconstruc­tion en 1870.

Louis

La destinée de Louis en tant qu'artisan tan­neur est digne d'intérêt : située dans la seconde moitié du XIXème siècle, elle peut témoigner, cer­tes, d'une relative pérennité des usages et des méthodes elle trace cependant et avant tout l'inévitable déclin d'un certain artisanat face à la montée de l'industrie.

On sait déjà que Louis ne suit pas les traces de son père dans les états allemands et autri­chiens. Son « Tour de France », qu'il réalise apparemment sans être affilié à quelqu'associa­tion de compagnons, le conduit à Lyon par Colmar, Besançon, Ornans, puis à Valence et Mar­seille ; de là il remonte via Montpellier et Bor­deaux à Paris, d'où il rentre à Erstein.

Au cours de ce périple de deux ans et demi, il effectue neuf stages de durée variable auprès de patrons tanneurs et corroyeurs. Le plus court sera de sept semaines, Colmar, les deux plus longs, de plus de cinq mois, le retiendront à Ornans et Marseille. Il en rapportera, outre une façon de travail­ler « à la française », une aisance certaine dans cette langue qu'il utilise avec la plupart de ses correspondants et - détail intéressant - dans tous ses écrits relatifs au métier.

Les débuts de Louis dans sa vie d'artisan sont, sans doute, facilités par le fait qu'il hérite d'un ensemble d'installations adéquates qu'il n'aura, d'ailleurs, guère besoin de perfectionner pour l'essentiel (sauf p.ex. l'achat de deux pla­teaux en granit poli, la pose de dalles dans cer­taines fosses, la mise en place de la machine à rebrousser). Il n'empêche que deux circonstances cons­tituent un sérieux handicap au départ; d'un côté, sa dette envers les co-héritiers en contrepartie du legs de sa mère, de l'autre, l'achat massif des matières premières indispensables à la mise en route.

On voit ainsi se profiler le manque d'aisance financière - c'est un euphémisme - qui carac­térisera son état tant que durera son activité professionnelle. Louis ne manque pas non plus d'atouts per­sonnels : il aime, par nature, le travail bien fait et désire améliorer la qualité des cuirs qu'il fabrique. Très attentif à celle des peaux achetées les lettres aux fournisseurs abondent en remar­ques sur ce sujet, on le voit expérimenter des procédés dont il a entendu parler, essayer des substances tannantes diverses. Les observa­tions consignées dans les Livrets de fabrication et, surtout, la correspondance commerciale, révè­lent le souci de bien faire son métier.

C'est encore le tanneur qui tient ses comp­tes - pas encore le gestionnaire : les registres détaillent les achats de peaux, leur qualité, leur prix; on sait, pour chaque pièce numérotée, les étapes qui en font un « croupon » ou de la « vache lissée »; on en connaît le rendement du point de vue technique. - Par contre, à la fin de l'année, un seul chiffre mentionne globale­ment le volume des ventes : « vendu pour X francs ».

1876 : Louis Andlauer, à 33 ans, épouse Marie Scharsch, fille de vignerons de Wolxheim, alliés à André Gyss, alors instituteur à Erstein. Un contrat de mariage est conclu, selon l'usage, et définit précisément les apports de cha­cun. En outre, Louis dresse, le 8 janvier 1877, un « inventaire général et détaillé de tout ce qui concerne l'actif et le passif ». Les deux docu­ments renseignent, pour la première fois, sur une situation financière qu'on peut, déjà, juger sérieuse : les biens propres du marié sont hypo­théqués pour dettes; le passif s'élève à 46 % de l'actif. Cet état de choses ne cessera de se dégrader.

Dès 1878, Marie, la cadette restée célibataire, détient une créance d'un montant presqu'égal à l'hypothèque en cours au moment du mariage. Puis, d'année en année, les dettes s'accumulent : il faut emprunter ici pour rembourser là, mais aussi, de plus en plus, pour survivre, tout simplement.

Un bilan portant sur sept années, de 1885 à 1891, tragique dans la brièveté des notations, révèle qu'en 1885 il « reste 562 f 50»- pour l'an­née -, plus tard, entre 1 119 f et 3 028 f, en 1891 : « déficit 1 506 f 90 ». Et cela va continuer.. La subsistance n'est plus assurée. Pourtant, Louis se débat : la nécessité d'analyser avec exactitude la situation l'avait déjà contraint à une comptabilité plus affinée; c'est le gestionnaire, désormais, qui tient les registres.

Ainsi apparaissent, d'abord le prix de revient par nature de cuir fabriqué, puis le détail des fournitures et, significativement, le prix de la façon (5 f par cuir); il inclut enfin dans ses cal­culs l'amortissement et les frais d'assurance. Par ailleurs, il tente de réduire les éléments du prix de revient dont il a la maîtrise, baisse arti­ficiellement le prix de la façon (jusqu'à 3 f par cuir) et finit par vendre à perte.

Mais il est impuissant face à l'évolution du marché des cuirs et peaux : sa correspondance commerciale d'après 1900 insiste sur la hausse continuelle du prix des cuirs verts et la mévente des cuirs finis de qualité sur le marché intérieur. En réponse à une enquête officielle menée en 1902 sur la situation des tanneries, Louis déplore que le prix des cuirs finis n'ait pas suivi la hausse de celui des peaux, suite à une diminu­tion de l'offre.

Il y évoque, en outre, la « ruine des établis­sements» auxquels l'instauration d'un droit de douane sur les substances tannantes importées ôterait toute compétitivité (l'importation doit pal­lier le déficit en écorces du pays. Le gouver­nement du Reich adopte finalement, en décem­bre 1902, les mesures protectionnistes auxquel­les il vient d'être fait allusion. On comprend, dès lors, la nécessité de ren­tabiliser au maximum les produits importés à prix élevé, donc d'améliorer les procédés et de moder­niser les installations.

Louis fait venir des catalogues de machines. Celui de la firme « Moenus A.G. Frankfurt a/M » porte encore les traces du choix dont il a rêvé, une dizaine de pages au coin replié. Le rêve « vaut » près de 12 000 M en janvier 1902. Il n'en a pas le premier pfennig. Son sort est désormais scellé, pareil à celui des innombrables petits artisans qui paient de leur existence l'inexorable triomphe de la machine et le règne de l'industrie.

Louis Andlauer écrit le 20 février 1907 à A. Lehmann : « ..j'ai cessé de travailler.. ». Le 8 avril 1908 sa femme meurt, « de chagrin » dit-on dans la famille. Deux des enfants restés sur place aident, tant bien que mal, leur père à survivre : Virginie, res­tée célibataire, mettant à profit ses études au Pen­sionnat de Frasne-le-Château (Haute-Saône), donnera des leçons de français à partir de 1909; elle trouvera plus tard un emploi à la Mairie d'Erstein qu'elle occupera pendant 25 ans jusqu'à son décès en 1940. Louis, le cadet, obtiendra en septembre 1910 un poste de surnuméraire dans l'Administration de l'Enregistrement.

L'aîné, Victor, formé à l'Ecole de Tannerie de Freiberg (Saxe), embrassera, dès 1905, une carrière de directeur dans une entreprise indus­trielle outre-Rhin. Le contrat qui lui sera proposé l'engage à une productivité minimale de 200 cuirs par semaine. Outre un salaire confortable, une gra­tification progressive lui est assurée au prorata de la quantité des cuirs fabriqués sous sa direc­tion (au maximum 1 000 par semaine).

En 41 années d'activité, son père avait fabri­qué en tout 18 500 cuirs, 450 par an en moyenne.Victor, le fils, a pu franchir le pas, là où son père Louis a trébuché.

Le dernier « Lohkastreppler »

Notre dernier « Lohkastreppler » s'appelait Alfred Fritsch. Né le 6.7.1873 à Sélestat où son père était cordonnier, il quitta très tôt le foyer familial pour apprendre le métier de tanneur. Après son mariage avec Thérèse Kissenberger de Benfeld, il se fixa à Erstein et habita le n° 26 rue des Chats.

On le connaissait seulement sous le surnom « Garwerfredel », tandis que sa femme avait reçu le sobriquet « d'Garwere », bien qu'elle fût lavandière. Il eut de la peine à trouver du travail. Fina­lement, le tanneur Louis Andlauer l'embaucha comme « Lohkastreppler ». « Garwerfredel » s'accommoda tant bien que mal de cette corvée harassante et monotone.

Heureusement, le sabotier Louis Fischer lui fabriquait des sabots en bois de saule beaucoup moins lourds que ceux en hêtre, ce qui lui facili­tait considérablement la besogne. Le salaire d'un « Lohkastreppler » était modeste ; pour arriver à subvenir aux besoins de sa famille, « Garwerfredel » tannait en cachette des peaux de lapin que lui apportaient les habi­tants du bourg; en contrepartie, on lui donnait du pain, du lard, parfois même des œufs; il dis­simulait le tout dans une caissette qu'il rappor­tait chez lui le soir.

« Garwerfredel » piétina des « Lohkas » jusqu'au début du mois de juillet 1908 où, subi­tement, une fièvre de cheval le cloua au lit. Comme son mal empirait de jour en jour, on finit par appeler un médecin ; celui-ci diagnostiqua une congestion pulmonaire et ordonna de grands enveloppements humides et froids de tout le corps. Le malade eut beau protester et se débattre, rien n'y fit. Pendant toute une journée et toute une nuit, on le roula, de la tête aux pieds, dans de grands draps préalable- ment trempés dans l'eau fraîche du Mühlgraben qui coulait derrière la maison.

A la suite de ce traitement « radical », le pau­vre diable rendit l'âme le 7 juillet 1908, laissant une veuve éplorée avec six enfants en bas-âge : trois garçons et trois filles. Il n'avait que 35 ans.

Après sa mort, le tanneur Andlauer arrêta la fabrication de « Lohkas » et, du coup, un autre personnage pittoresque fut contraint de cesser son activité : c'était le marchand de mottes qui, bon an mal an, traînait son chariot à travers les rues en criant :

« Holla Holla Lohkas ! Lohkas feil ! »

Voilà l'histoire du dernier « Lohkastreppler », telle qu'elle nous fut contée par Alfred Fritsch, le plus jeune de ses fils. Ce dernier, sur­nommé « Garwerfredel » comme son père, est âgé de 83 ans aujourd'hui.

Le tanneur et son métier dans l'expression populaire

Le métier de tanneur exigeait une constitu­tion robuste et une santé de fer, car il compor­tait des manœuvres de force effectuées par tous les temps et en toute saison, le plus souvent à ciel ouvert.

Manipuler des peaux entassées dont certai­nes pesaient jusqu'à 45 kg, les racler à longueur de journée, transporter de lourdes cuves, consti­tuaient des exercices propres à développer et entretenir la musculature. Aussi les tanneurs avaient-ils la réputation de solides gaillards, auxquels il valait mieux ne pas se « frotter », car ils cognaient dur; ils ne refusaient jamais de prêter main forte lorsque les circonstances l'exigeaient.

Ce fait a profondément marqué l'esprit populaire. C'est pourquoi on trouve encore aujourd'hui, dans le langage des gens, des locu­tions, dictons et sentences ayant trait au métier de tanneur, et qui, souvent, ne manquent pas d'humour. Ainsi, le verbe « garwe » veut dire « tan­ner », mais employé au sens figuré, il signifie « battre, rosser » :

- « Jeme de Pelz, s'Fall, d'Hùt, de Àrsch, d'Hosse garwe » (tanner la peau ou les fesses de quelqu'un).

La portée du mot est encore renforcée par les expressions « dùrichgarwe », « laderweich garwe»

« Ar het ne dùrichgegarbt » (il lui a donné une bonne raclée).

« Si hà ne laderweich gegarbt » (ils lui ont ramolli le cuir).

Singulièrement, le terme « garwe » prend aussi la signification de « vomir » ou « avoir envie de vomir » :

«Ar garbt àss mer meint ar well d'Gans fietere » (il vomit à croire qu'il veut donner à man­ger aux oies).

«s'garbt mer ùf» (j'ai des renvois, cela me donne des nausées ; par extension : cela me répugne, m'agace).

De quelqu'un qui vomit copieusement on dit volontiers :

- «Ar kotzt wie a Garwerhùnd » (il vomit comme le chien d'un tanneur).

Lorsqu'un bonhomme est triste, on compare son humeur chagrine à celle d'un tanneur dont les peaux ont été emportées par le courant :

- « Ar esch truri wi a Garwer dam di Fall
fàrtgschwdmme sen
».

Une expression dialectale curieuse est celle de « Bàchgarwer», qui désigne la larve d'un insecte névroptère, la phrygane; cette larve appe­lée également « Holzwùrm » (porte-bûches, porte-bois, ver d'eau), ne vit que dans les ruis­seaux limpides et purs. Tout pêcheur averti vous dira :

« D'Bàchgarwer sen guet zem angle » (les vers d'eau constituent d'excellents appâts pour la pêche.

Parfois, le labeur du tanneur sert de modèle. Tout comme la fabrication d'un cuir de qualité nécessite un travail assidu et ordonné, de même la réussite dans la vie exige un effort patient et soutenu ; sans éducation et sans formation, l'homme est condamné à une existence médio­cre. Cette vérité première, qui reste toujours d'ac­tualité, est exprimée par un vieux dicton :

« Ohne Walken, ohne Gerben Wird das Leder nicht recht gar; Der muss ohne Zucht verderben Der sonst noch zu ziehen war. ». (Ni foulé, ni tanné, Le cuir n'acquiert pas de vraie souplesse; Sera appelé à périr dans la médiocrité Celui à qui aura manqué d'être élevé). Jadis un individu sans métier se voyait par­fois contraint de besogner comme « Lohkastreppler », tâche ingrate et dépréciée qui ne deman­dait pas beaucoup de savoir-faire. Cette dénomi­nation a gardé un sens péjoratif, de sorte que, de nos jours, on traite de « Lohkastreppler » celui qui s'affaire inutilement en trottinant sans cesse ça et là, sans jamais arriver à terminer un travail quelconque. Autrefois, ce qualificatif désignait aussi un tanneur malpropre et crasseux.

Quant au mot « Lohkas », il est demeuré synonyme de « vétille », de « chose sans valeur »; d'une pièce de brocante de basse qualité on dit :

« S'esch a àlter Lohkas », ou encore :

« Dàs Deng esch net amol a Lohkas wart » (cet objet ne vaut pas même une motte de tan).

Mais utilisé sous forme d'exclamation, « Lohkas » exprime un refus ou un sentiment d'incrédulité. Ainsi, quand un pêcheur se vante de ses prises fabuleuses, on lui cloue le bec en disant :

« Jo Lohkas ! Dane känn ' sch in andere verzähle ! » (Allons donc ! garde ces balivernes pour d'autres).

Pour finir, voici une émouvante poésie qui évoque avec nostalgie notre ancien Fossé des Tanneurs :

« Der Graben, der so rauschend

Und froh durch's Stàdtchen sprang,

Ist von der Welt verschwunden;

Das ist des Lebens Gang.

Das Al te muss verschwinden ;

Es fàllt so manches Haus

Bis man zur letzten Ruhe

Den Menschen tràgt hinaus.

Und fragst du nach dem Gerber,

Der bei dem Graben stand

Und nasse Haute schabte ?

Er ist « Herr Unbekannt ».


(Le Fossé, qui roulait ses eaux joyeuses et mugissantes à travers le bourg, a disparu. Ainsi va la vie. Ce qui est vieux est condamné à disparaître. Plus d'une maison s'écroule jusqu'à ce que l'on porte l'homme à sa dernière demeure. Et si tu cherches le tanneur qui se tenait près du Fossé et raclait des peaux trempées ? Personne ne le connaît.)

Conclusion

Nous sommes conscients des lacunes de notre travail, mais nous n'avons pas cherché à réaliser une étude d'historien pour laquelle nous ne sommes pas qualifiés.

Nous désirions, avant tout, évoquer l'am­biance - « Stimmungsbild » - d'un quartier dans l'ancien temps, retracer la vie des artisans et des petites gens, rappeler leur dur labeur, leurs luttes contre les éléments naturels, leurs joies et leurs peines, leur attachement à des principes dont nous pourrions tirer bien des leçons.

Si Erstein demeure encore aujourd'hui une petite ville où il fait bon vivre, c'est grâce aux générations passées : il est de notre devoir de pré­server dans la mesure du possible le patrimoine qu'elles nous ont légué.

Remerciements

Nous devons la plus grande gratitude à Mon­sieur Roger LAUSECKER et à Monsieur Léon BUSSER pour leur aide précieuse.

  Nous remercions Monsieur Jacques HERTRICH d'avoir illustré par un dessin original le travail du     

« Lohkastreppler ». Nous exprimons également notre reconnaissance aux habitants d'Erstein qui ont bien voulu nous communiquer leurs souvenirs.

Enfin, nous n'oublions pas le dévouement du personnel de la Mairie d'Erstein.

FOSSE DES TANNEURS GRABENMUHL LOHMUHL NIEDERMUHL MEUNIERS-TANNEURS Les TANNEURS-I Les TANNEURS-II LES CLOUTIERS
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Voir photographie : poteau cornier rue du Moulin