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13.08.2014

LES TRIBULATIONS DES MEUNIERS ET DES TANNEURS

Lorsqu'on se prend à rêver au temps loin­tain des moulins et des tanneries, on a toujours tendance à s'imaginer une époque sans discordes et pleine de poésie où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Il n'en est rien et, pour le comprendre, il faut se reporter deux siècles en arrière.

Jadis, la ville d'Erstein disposait d'un réseau hydrographique extraordinaire et complexe, sans commune mesure avec les cours d'eau qui exis­tent encore aujourd'hui et dont elle tire une légi­time fierté. Pour s'en rendre compte, il suffit de jeter un coup d'œil sur une carte de la seconde moitié du XVIIIème siècle : à l'approche d'Erstein, L’Ill déployait une multitude de ramifications et de méandres, réalisant ainsi un véritable labyrin­the (voir carte). Cet état de choses favorisait le développement de nombreuses activités : non seulement la meunerie et la tannerie, mais égale­ment la pêche, la batellerie, l'extraction du sable et du gravier, le rouissage du chanvre, etc..

La coexistence des différents métiers entraî­nait fatalement des frictions et, dans les conflits, les meuniers étaient particulièrement visés. On accusait ces derniers d'être en partie responsables des inondations, sous prétexte que leurs moulins constituaient des barrages en cas de crues. Les bateliers, pêcheurs et paysans leur repro­chaient de gêner la navigation à cause du mau­vais entretien des pertuis qui devaient permettre le passage des nacelles. Enfin les meuniers eux-mêmes se querellaient entre eux, chacun cher­chant à détourner les eaux à son avantage, sans tenir compte des voisins.

Ces différends étaient toujours tranchés par les autorités. Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, l'ab­sence d'une réglementation efficace fut à l'ori­gine de nombreuses contestations et de procédu­res interminables ; mais dès le début du XIXème siè­cle, les Ponts et Chaussées commencèrent à pren­dre en charge l'arbitrage entre les divers usagers des cours d'eau, en réglementant en particulier le fonctionnement et l'aménagement des moulins. Déjà dans un arrêté du 5 Fructidor An X(22 août 1802) il est dit : « Au-dessus du pertuis qui doit servir à la navigation, les propriétaires des mou­lins entretiendront en bon état un cabestan; ils devront fournir les hommes et les câbles néces­saires et être prêts à rendre service aux bateaux qui montent et qui descendent. Ils tiendront les pertuis ouverts le temps nécessaire pour que les bateaux aient suffisamment d'eau pour aller d'un pertuis à l'autre, pour l'ouverture desquels ils ne pourront rien exiger; et s'il arrivait que les meu­niers ou leurs garçons exigeassent soit de l'argent ou des marchandises, ils seront punis selon la rigueur des lois et règlements.

Ils tiendront la rivière nette et libre de tout banc de sable ou gravier et atterrissement nuisi­ble à la navigation...

Ils sont tenus également de déblayer les mêmes empêchements qui pourraient exister du point de la rentrée des eaux de leur moulin jusqu'à 400 mètres en dessous».

La réglementation du régime hydraulique des moulins fut progressivement renforcée par d'autres dispositions, telles que :

Mise en place à proximité de chaque usine et de son barrage de prise d'eau, d'un pieu en chêne de 20 cm d'équarrissage fixant au milli­mètre près le niveau de retenue des eaux.

Décrets relatifs à l'aménagement et entretien des barrages et pertuis.

Prescriptions concernant les dimensions des vannes et la largeur des coursiers de chaque moulin, etc..

Tous les travaux étaient effectués sous la sur­veillance des ingénieurs des ponts et chaussées et les meuniers étaient tenus à l'observation stricte des règlements.

En ce qui concerne l'ancien Fossé des Tan­neurs et pour illustrer ce qui vient d'être dit, il nous a paru intéressant de relater quelques exem­ples de contestations, dont certaines ne manquent pas de piquant.

Contestations entre meuniers et commune au sujet de l'entretien de la digue  

dite « Boerschheu » et du pertuis dit « Boerschheudichel »

Ces contestations ont été à l'origine d'un conflit qui a duré une centaine d'années. Avant de les résumer, il faut se souvenir que le pertuis dit « Boerschheudichel » alimentait le Fossé des Tanneurs où étaient implantées la Grabenmühl, la Lohmùhl et des tanneries.

En dessous du pertuis se trouvait la digue dite « Boerschheu ». Or cette digue était soumise à des ruptures extrêmement fréquentes qui néces­sitaient des réparations importantes et fort coû­teuses ; les difficultés rencontrées au cours de ces travaux expliquent en grande partie la longueur du conflit.

Primitivement l'entretien du pertuis et de la « Boerschheu » était à la charge de meuniers ; ceci est confirmé par un acte du 3 mai 1726, déjà cité plus haut et qui débute ainsi :

«Nous soussignés Jean Adam Kuhn, Prévôt et Jean Chrysostome Spitz, Bourguemestre de la Commune d'Erstein, instruits que par la rupture de la digue dite « Boerschheu », les pro­priétés tant communales que seigneuriales sont inondées et souffrent beaucoup, ce qui donne un grand tort pendant plusieurs années à la Com­mune, que malgré des ordres réitérés qui ont été donnés aux meuniers, que la réparation d'ycelle concerne, ils ont refusé d'obtempérer et de met­tre mains en œuvre l'un sans l'autre; avons en conséquence ce jour d'hui à la date sus-alléguée, fait appeler les plus anciens pêcheurs de cette commune, à l'effet de déposer et nous dire la vérité sur ce qui est en leur connaissance relati­vement à la Boerschheu ».

D'après l'écrit, quatre pêcheurs ont com­paru, âgés respectivement de 76, 83, 89 et 90 ans. Ils ont été unanimes à témoigner qu'avant la construction de la Grabenmühl, le meunier de la Niedermùhl était le seul obligé d'entretenir la « Boerschheu », mais qu'après l'établissement du moulin, cette charge a été partagée par moitié entre le Niedermüller et le Grabenmüller, ces der­niers étant rendus responsables pour tous dommages.

L'enquête du bourguemestre Spitz resta sans suite « n 'étant revêtue d'aucune signature ni déci­sion du Magistrat ».

Un autre document daté de 1742 nous con­firme que le conflit persiste et qu'il y a litige entre le Grabenmüller Hanns Georg Löffler et la Com­mune. Pendant toute cette période la « Boersch­heu » ne subit que des réparations de fortune; au bout de quelques années, elle se trouve en si mau­vais état que les plaintes affluent et deviennent de plus en plus pressantes. Finalement la com­mune décide de prendre à sa charge l'entretien d'une partie de la digue.

Mais le problème n'est pas résolu pour autant. En effet, le 11 octobre 1815 les quatre meuniers d'Erstein,dont le Niedermüller Mathias Edel, adressent au Sous-Préfet de l'arrondisse­ment de Sélestat une lettre où ils dénoncent « que la digue dite Boerschhey au-dessus de la grande digue appellée Steinsauteich a été de tout temps faite, entretenue et réparée par les exposants de la Commune, dont les tâches sont bien entrete­nues, mais celle de la Commune est totalement délabrée, de sorte que le tiers des eaux de la rivière Ill s'y perd, et est très préjudiciable, tant à la navigation qu'aux moulins».

Les plaignants signalent que l'année d'avant, l'un des leurs avait demandé au maire d'Erstein de faire réparer la portion de la digue assignée à la commune; ce dernier s'y étant refusé, le meu­nier fut contraint de refaire la digue à ses frais, afin de prévenir le dommage qui en aurait résulté pour l'exploitation de son moulin; les travaux lui sont revenus à 60 francs.

En conclusion, les plaignants prient le Sous-Préfet d'intervenir auprès du maire d'Erstein pour qu'il fasse réparer incessamment la portion de la digue à charge de la commune et que, sur production de la quittance, il rembourse les 60 francs au meunier qui avait refait la digue l'année écoulée.

Cinq semaines plus tard (21.11.1815) le Sous-Préfet renvoie la lettre au maire en lui demandant des éclaircissements.

Il semble que, dans le cas particulier, la plainte des meuniers était justifiée, car le maire Walter mit.... quatre ans pour répondre; peut-être aurait-il attendu encore plus longtemps si, dans l'intervalle,  ne s'était présenté le sieur Antoine Achtzehner, meunier de la Grabenmühl, avec l'offre d'entretenir à perpétuité la digue et le pertuis, si la commune voulait bien lui céder un chemin ainsi qu'un petit terrain contigus à sa propriété, située dans la forêt communale dite « Krittwald ». Le maire accueillit la proposition avec grand soulagement, car elle permettait de régler définitivement le différend de la « Boersch­heu »; en outre, elle lui fournissait l'occasion inespérée pour enfin se disculper auprès du Sous-Préfet; d'autant plus que depuis l'année 1816, c'est-à-dire peu après la plainte des meuniers, la commune avait pris soin de faire réparer régu­lièrement la portion de la digue qui était à sa charge. A cet égard la missive adressée le 3.11.1819 au Sous-Préfet est tout à fait signifi­cative ; elle commence ainsi :

« Depuis un temps immémorial la commune d'Erstein avait toujours été en contestation avec
les meuniers de cette commune pour l'entretien de la digue dite Börschheu, y compris le pertuis
dit Bœrschheudichel, au point même que, déjà le 3 mai de l'année 1726, le Magistrat du Bourg
d'Erstein a fait une enquête relativement à cet objet par les pêcheurs les plus âgés d'Erstein.. .;
enquête qui est restée sans décision, n'étant pas seulement munie de signature d'aucun magistrat ;
qu'étant cependant à la connaissance encore de plusieurs des habitants que les dits digue et per­tuis ont été depuis réparés par les pêcheurs d'Ers­tein, auxquels les préposés d'alors ont accordé
chaque fois une indemnité de 9 à 10 francs sous forme  de douceurs et de rafraîchissements »


Après avoir mentionné les gros travaux de réparation effectués par la commune ainsi que les sommes importantes dépensées à cet effet, le maire signale la proposition du meunier Achtzeh­ner, proposition qu'il conviendrait d'accepter dans l'intérêt même de la commune; en consé­quence, il prie le Sous-Préfet de bien vouloir «faire ordonner l'ébornement des propriétés réci­proques dans toute leur étendue en présence d'un agent forestier, aux fins de prévenir toute antici­pation que pourrait par la suite se permettre le dit Achtzehner sur le terrain communal ».

A la demande du Sous-Préfet, le maire Wal­ter soumet la question à l'avis du conseil muni­cipal. La dernière délibération a lieu le 26.6.1820; en voici un extrait :

« Considérant :

-que, pour l'entretien d'une partie de la digue, les réparations faites depuis l'année 1816 ont occasionné à la commune une dépense de 320 francs;

-que les terrain et chemin sollicités par le Sieur Achtzehner, meunier à Erstein, n'étant d'au­cune utilité à la Commune, il serait de son inté­rêt de les céder au dit Sieur Achtzehner....; que par ces moyens la Commune serait libérée non seulement des réparations et entretien annuels, mais aussi des réclamations et plaintes fréquen­tes de la part des meuniers et des bateliers qui se voient privés des eaux de l'Ill qui se perdent par la rupture de la dite digue

Pour ces motifs, le Conseil municipal estime qu'il y a lieu à délibérer que les chemin et terrain sollicités peuvent être sans inconvénient cédés au Sieur Antoine Achtzehner...; sauf de procéder préalablement à l'ébomement et délimitations des propriétés réciproques ».

Finalement la concession demandée par le meunier Achtzehner est autorisée le 18 juillet 1821.

Le maire Walter était persuadé d'être débar­rassé une fois pour toutes des tracasseries engen­drées par le différend de la « Boerschheu », lors­que trois mois plus tard, le 26 octobre 1821 exac­tement, l'Inspecteur des Forêts de Sélestat lui envoie la lettre suivante :

« Par procès-verbal du 9 septembre dernier les sieurs Klein, Schott et Seiller, gardes-forestiers, ont Constaté qu'Antoine Achtzehner, meunier de votre commune, avait reculé une haye vive le long de son pré dans votre forêt, d'un mètre contre les pierres bornes plantées sur le communal, tandis qu'elle devait rester à 50 centimètres intérieurement, et qu'il avait en outre coupé des épieux.

J'ai l'honneur de vous prévenir que par juge­ment du 17 courant il a été condamné aux frais, sous la condition qu'il remettra la dite haye dans son premier état... »

Moralité de l'histoire : il ne faut jurer de rien !

Vue partielle du labyrinthe de l'Ill à l'approche d'Erstein au XVIIIème  siècle. Les six moulins.

Contestations entre tanneurs et commune à propos du rétrécissement du Fossé.

En 1809 la commune accuse les tanneurs Antoine G'sell, Mathias G'sell et Antoine Mick d'avoir rétréci le « Gerbergraben » par des anti­cipations successives. Le maire Gollard finit par signaler le fait aux autorités.

Par un arrêté daté du 9 septembre 1809 le Préfet du Département ordonne que le Fossé soit rétabli dans son premier état, avec une largeur de 3 mètres trente centimètres et qu'il soit débar­rassé de tout ce qui pourrait gêner l'écoulement des eaux. Au cas où les propriétaires respectifs ne donneraient pas satisfaction à ces dispositions à l'époque qui leur sera fixée tant pour l'ouver­ture que pour la clôture des travaux, « il sera, par un agent des ponts et chaussées commis à cet effet, dressé procès-verbal en présence du Maire et Usera de suite placé par ce dernier des ouvriers aux frais de ceux trouvés en retard, ou qui auraient mal exécuté ces dits travaux ».

Le 15 juin 1810, le Maire notifie l'arrêté pré­fectoral aux trois tanneurs et leur accorde un délai de 4 jours pour exécuter les travaux d'élar­gissement durant lesquels le sieur Achtzehner, meunier de la Grabenmühl, arrêtera les eaux.

Pas contents du tout et s'estimant lésés, les frères tanneurs Antoine et Mathias G'sell protes­tent auprès des autorités en exigeant l'annulation de l'arrêté et « qu'il soit ordonné que le fossé reste dans son premier état aux offres qu'ils font de prouver, le cas échéant, que jamais et dans aucun temps le fossé dont il s'agit n 'a été plus large et qu'ils n'ont commis aucune anticipation sur y ce lui ».

A la suite de cette réclamation, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées est chargé de faire une nouvelle enquête; son rapport du 4.8.1810 est assez ambigu, puisqu'il dit notamment :

« quoiqu'il ait été reconnu qu'aucune anti­cipation récente et manifeste ait été commise, il est néanmoins à présumer que le rétrécissement du fossé pouvait provenir d'anticipation imper­ceptiblement et tellement faites par la suite des temps qu 'il serait impossible de les constater en ce moment, que d'ailleurs les dimensions pres­crites ne portent atteinte à aucun établissement ».

Après avoir pris connaissance des conclu­sions de l'ingénieur en chef, le Sous-Préfet en accord avec le Préfet, rejette la requête des tan­neurs et ces derniers sont obligés de s'exécuter.

Morale : dans le doute, la raison du plus fort est toujours la meilleure.

Disputes entre meuniers et bateliers.

En 1802 les meuniers se plaignent des inju­res et invectives que se permettent fréquemment les bateliers à leur égard pendant les périodes de basses-eaux ; à ces époques, en effet, les meuniers refusent d'ouvrir les pertuis aux barques iso­lées, pour éviter une trop grande déperdition des eaux.

Un arrêté préfectoral du 21 Fructidor An X (7 septembre 1802) met fin aux disputes en ces termes :

« Les Bateliers qui naviguent sur l'Ill, ne pourront pendant les Basses-Eaux, exiger l'ou­verture des pertuis de cette rivière que lorsqu'ils se trouvent réunis au nombre de quatre bateaux chargés ou de huit à suivre, ou bien de trois char­gés et plusieurs vides.

Fait défense à tout et cha­cun d'ouvrir les dits pertuis à moindre nombre de bateaux sous telles peines que de droit. L'Ingénieur des Ponts et Chaussées dressera procès-verbal contre les contrevenants ».

Différend entre Niedermüller et pêcheurs.

En 1823 le Niedermüller Mathias Edel a des démêlés à n'en plus finir avec les pêcheurs riverains du Mùhlgraben. A bout de patience, il écrit au Sous-Préfet une lettre (24.5.1823) dans laquelle il formule ses griefs :

« le canal sur lequel est établi son usine se trouve dans un état déplorable ; cet inconvé­nient funeste provient de la part des propriétai­res riverains et pêcheurs qui se permettent sans aucune autorisation préalable d'établir des ouvra­ges en épis et gords le long des rives et dans le milieu du cours d'eau, qui au moyen de ces ouvrages le rétrécit et l'encombre.

Cet état de choses nuit gravement aux inté­rêts de l'exposant qui se voit dans le cas défaire des pertes sensibles au moment des inondations qui arrivent fréquemment.

Il a l'honneur de solliciter auprès de l'auto­rité à ce qu'elle veuille prendre son exposé en con­sidération et prendre les mesures de rigueur pour faire cesser ce désordre qui est à son comble !! »

Les diverses enquêtes effectuées dans la suite par les agents des ponts et chaussées confirment les faits dénoncés par le meunier, de sorte qu'en date du 14 janvier 1824, le Sous-Préfet arrête :

« par les soins de M. le maire d'Ers­tein, les auteurs des plantations, gords et autres ouvrages en saillie existants sur le cours direct de la dérivation du canal dont il s'agit, seront mis en demeure d'enlever dans le délai des 5 jours après signification, les constructions qu'ils se sont permis sans autorisation et contrairement aux règlements sur la grande et petite voirie... »

Les faits que nous venons de rapporter mon­trent les difficultés auxquelles se heurtaient nos meuniers et tanneurs dans l'exercice de leur métier et les problèmes que leur posait le voisi­nage d'autres usagers des cours d'eau ; d'autant plus que les autorités ne badinaient pas avec le règlement.

En réalité, « le bon vieux temps » où les gens menaient une vie paisible et sans histoires, n'a jamais existé et n'est que le fruit de notre imagination.

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