Lorsqu'on se prend à rêver au temps lointain des moulins et des tanneries, on a toujours tendance à s'imaginer une époque sans discordes et pleine de poésie où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Il n'en est rien et, pour le comprendre, il faut se reporter deux siècles en arrière.
Jadis, la ville d'Erstein disposait d'un réseau hydrographique extraordinaire et complexe, sans commune mesure avec les cours d'eau qui existent encore aujourd'hui et dont elle tire une légitime fierté. Pour s'en rendre compte, il suffit de jeter un coup d'œil sur une carte de la seconde moitié du XVIIIème siècle : à l'approche d'Erstein, L’Ill déployait une multitude de ramifications et de méandres, réalisant ainsi un véritable labyrinthe (voir carte). Cet état de choses favorisait le développement de nombreuses activités : non seulement la meunerie et la tannerie, mais également la pêche, la batellerie, l'extraction du sable et du gravier, le rouissage du chanvre, etc..
La coexistence des différents métiers entraînait fatalement des frictions et, dans les conflits, les meuniers étaient particulièrement visés. On accusait ces derniers d'être en partie responsables des inondations, sous prétexte que leurs moulins constituaient des barrages en cas de crues. Les bateliers, pêcheurs et paysans leur reprochaient de gêner la navigation à cause du mauvais entretien des pertuis qui devaient permettre le passage des nacelles. Enfin les meuniers eux-mêmes se querellaient entre eux, chacun cherchant à détourner les eaux à son avantage, sans tenir compte des voisins.
Ces différends étaient toujours tranchés par les autorités. Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, l'absence d'une réglementation efficace fut à l'origine de nombreuses contestations et de procédures interminables ; mais dès le début du XIXème siècle, les Ponts et Chaussées commencèrent à prendre en charge l'arbitrage entre les divers usagers des cours d'eau, en réglementant en particulier le fonctionnement et l'aménagement des moulins. Déjà dans un arrêté du 5 Fructidor An X(22 août 1802) il est dit : « Au-dessus du pertuis qui doit servir à la navigation, les propriétaires des moulins entretiendront en bon état un cabestan; ils devront fournir les hommes et les câbles nécessaires et être prêts à rendre service aux bateaux qui montent et qui descendent. Ils tiendront les pertuis ouverts le temps nécessaire pour que les bateaux aient suffisamment d'eau pour aller d'un pertuis à l'autre, pour l'ouverture desquels ils ne pourront rien exiger; et s'il arrivait que les meuniers ou leurs garçons exigeassent soit de l'argent ou des marchandises, ils seront punis selon la rigueur des lois et règlements.
Ils tiendront la rivière nette et libre de tout banc de sable ou gravier et atterrissement nuisible à la navigation...
Ils sont tenus également de déblayer les mêmes empêchements qui pourraient exister du point de la rentrée des eaux de leur moulin jusqu'à 400 mètres en dessous».
La réglementation du régime hydraulique des moulins fut progressivement renforcée par d'autres dispositions, telles que :
Mise en place à proximité de chaque usine et de son barrage de prise d'eau, d'un pieu en chêne de 20 cm d'équarrissage fixant au millimètre près le niveau de retenue des eaux.
Décrets relatifs à l'aménagement et entretien des barrages et pertuis.
Prescriptions concernant les dimensions des vannes et la largeur des coursiers de chaque moulin, etc..
Tous les travaux étaient effectués sous la surveillance des ingénieurs des ponts et chaussées et les meuniers étaient tenus à l'observation stricte des règlements.
En ce qui concerne l'ancien Fossé des Tanneurs et pour illustrer ce qui vient d'être dit, il nous a paru intéressant de relater quelques exemples de contestations, dont certaines ne manquent pas de piquant.
Ces contestations ont été à l'origine d'un conflit qui a duré une centaine d'années. Avant de les résumer, il faut se souvenir que le pertuis dit « Boerschheudichel » alimentait le Fossé des Tanneurs où étaient implantées la Grabenmühl, la Lohmùhl et des tanneries.
En dessous du pertuis se trouvait la digue dite « Boerschheu ». Or cette digue était soumise à des ruptures extrêmement fréquentes qui nécessitaient des réparations importantes et fort coûteuses ; les difficultés rencontrées au cours de ces travaux expliquent en grande partie la longueur du conflit.
Primitivement l'entretien du pertuis et de la « Boerschheu » était à la charge de meuniers ; ceci est confirmé par un acte du 3 mai 1726, déjà cité plus haut et qui débute ainsi :
«Nous soussignés Jean Adam Kuhn, Prévôt et Jean Chrysostome Spitz, Bourguemestre de la Commune d'Erstein, instruits que par la rupture de la digue dite « Boerschheu », les propriétés tant communales que seigneuriales sont inondées et souffrent beaucoup, ce qui donne un grand tort pendant plusieurs années à la Commune, que malgré des ordres réitérés qui ont été donnés aux meuniers, que la réparation d'ycelle concerne, ils ont refusé d'obtempérer et de mettre mains en œuvre l'un sans l'autre; avons en conséquence ce jour d'hui à la date sus-alléguée, fait appeler les plus anciens pêcheurs de cette commune, à l'effet de déposer et nous dire la vérité sur ce qui est en leur connaissance relativement à la Boerschheu ».
D'après l'écrit, quatre pêcheurs ont comparu, âgés respectivement de 76, 83, 89 et 90 ans. Ils ont été unanimes à témoigner qu'avant la construction de la Grabenmühl, le meunier de la Niedermùhl était le seul obligé d'entretenir la « Boerschheu », mais qu'après l'établissement du moulin, cette charge a été partagée par moitié entre le Niedermüller et le Grabenmüller, ces derniers étant rendus responsables pour tous dommages.
L'enquête du bourguemestre Spitz resta sans suite « n 'étant revêtue d'aucune signature ni décision du Magistrat ».
Un autre document daté de 1742 nous confirme que le conflit persiste et qu'il y a litige entre le Grabenmüller Hanns Georg Löffler et la Commune. Pendant toute cette période la « Boerschheu » ne subit que des réparations de fortune; au bout de quelques années, elle se trouve en si mauvais état que les plaintes affluent et deviennent de plus en plus pressantes. Finalement la commune décide de prendre à sa charge l'entretien d'une partie de la digue.
Mais le problème n'est pas résolu pour autant. En effet, le 11 octobre 1815 les quatre meuniers d'Erstein,dont le Niedermüller Mathias Edel, adressent au Sous-Préfet de l'arrondissement de Sélestat une lettre où ils dénoncent « que la digue dite Boerschhey au-dessus de la grande digue appellée Steinsauteich a été de tout temps faite, entretenue et réparée par les exposants de la Commune, dont les tâches sont bien entretenues, mais celle de la Commune est totalement délabrée, de sorte que le tiers des eaux de la rivière Ill s'y perd, et est très préjudiciable, tant à la navigation qu'aux moulins».
Les plaignants signalent que l'année d'avant, l'un des leurs avait demandé au maire d'Erstein de faire réparer la portion de la digue assignée à la commune; ce dernier s'y étant refusé, le meunier fut contraint de refaire la digue à ses frais, afin de prévenir le dommage qui en aurait résulté pour l'exploitation de son moulin; les travaux lui sont revenus à 60 francs.
En conclusion, les plaignants prient le Sous-Préfet d'intervenir auprès du maire d'Erstein pour qu'il fasse réparer incessamment la portion de la digue à charge de la commune et que, sur production de la quittance, il rembourse les 60 francs au meunier qui avait refait la digue l'année écoulée.
Cinq semaines plus tard (21.11.1815) le Sous-Préfet renvoie la lettre au maire en lui demandant des éclaircissements.
Il semble que, dans le cas particulier, la plainte des meuniers était justifiée, car le maire Walter mit.... quatre ans pour répondre; peut-être aurait-il attendu encore plus longtemps si, dans l'intervalle, ne s'était présenté le sieur Antoine Achtzehner, meunier de la Grabenmühl, avec l'offre d'entretenir à perpétuité la digue et le pertuis, si la commune voulait bien lui céder un chemin ainsi qu'un petit terrain contigus à sa propriété, située dans la forêt communale dite « Krittwald ». Le maire accueillit la proposition avec grand soulagement, car elle permettait de régler définitivement le différend de la « Boerschheu »; en outre, elle lui fournissait l'occasion inespérée pour enfin se disculper auprès du Sous-Préfet; d'autant plus que depuis l'année 1816, c'est-à-dire peu après la plainte des meuniers, la commune avait pris soin de faire réparer régulièrement la portion de la digue qui était à sa charge. A cet égard la missive adressée le 3.11.1819 au Sous-Préfet est tout à fait significative ; elle commence ainsi :
« Depuis un temps immémorial la commune d'Erstein avait toujours été en contestation
avec
les meuniers de cette commune pour l'entretien de la digue dite Börschheu, y
compris le pertuis
dit Bœrschheudichel, au point même que, déjà le 3 mai de l'année
1726, le Magistrat du Bourg
d'Erstein a fait une enquête relativement à cet objet
par les pêcheurs les plus âgés d'Erstein.. .;
enquête qui est restée sans décision,
n'étant pas seulement munie de signature d'aucun magistrat ;
qu'étant cependant à
la connaissance encore de plusieurs des habitants que les dits digue et pertuis
ont été depuis réparés par les pêcheurs d'Erstein, auxquels les préposés d'alors
ont accordé
chaque fois une indemnité de 9 à 10 francs sous forme de douceurs et
de rafraîchissements »
Après avoir mentionné les gros travaux de réparation effectués par la commune ainsi que les sommes importantes dépensées à cet effet, le maire signale la proposition du meunier Achtzehner, proposition qu'il conviendrait d'accepter dans l'intérêt même de la commune; en conséquence, il prie le Sous-Préfet de bien vouloir «faire ordonner l'ébornement des propriétés réciproques dans toute leur étendue en présence d'un agent forestier, aux fins de prévenir toute anticipation que pourrait par la suite se permettre le dit Achtzehner sur le terrain communal ».
A la demande du Sous-Préfet, le maire Walter soumet la question à l'avis du conseil municipal. La dernière délibération a lieu le 26.6.1820; en voici un extrait :
« Considérant :
-que, pour l'entretien d'une partie de la digue, les réparations faites depuis l'année 1816 ont occasionné à la commune une dépense de 320 francs;
-que les terrain et chemin sollicités par le Sieur Achtzehner, meunier à Erstein, n'étant d'aucune utilité à la Commune, il serait de son intérêt de les céder au dit Sieur Achtzehner....; que par ces moyens la Commune serait libérée non seulement des réparations et entretien annuels, mais aussi des réclamations et plaintes fréquentes de la part des meuniers et des bateliers qui se voient privés des eaux de l'Ill qui se perdent par la rupture de la dite digue
Pour ces motifs, le Conseil municipal estime qu'il y a lieu à délibérer que les chemin et terrain sollicités peuvent être sans inconvénient cédés au Sieur Antoine Achtzehner...; sauf de procéder préalablement à l'ébomement et délimitations des propriétés réciproques ».
Finalement la concession demandée par le meunier Achtzehner est autorisée le 18 juillet 1821.
Le maire Walter était persuadé d'être débarrassé une fois pour toutes des tracasseries engendrées par le différend de la « Boerschheu », lorsque trois mois plus tard, le 26 octobre 1821 exactement, l'Inspecteur des Forêts de Sélestat lui envoie la lettre suivante :
« Par procès-verbal du 9 septembre dernier les sieurs Klein, Schott et Seiller, gardes-forestiers, ont Constaté qu'Antoine Achtzehner, meunier de votre commune, avait reculé une haye vive le long de son pré dans votre forêt, d'un mètre contre les pierres bornes plantées sur le communal, tandis qu'elle devait rester à 50 centimètres intérieurement, et qu'il avait en outre coupé des épieux.
J'ai l'honneur de vous prévenir que par jugement du 17 courant il a été condamné aux frais, sous la condition qu'il remettra la dite haye dans son premier état... »
Moralité de l'histoire : il ne faut jurer de rien !
Vue partielle du labyrinthe de l'Ill à l'approche d'Erstein au XVIIIème siècle. Les six moulins.
En 1809 la commune accuse les tanneurs Antoine G'sell, Mathias G'sell et Antoine Mick d'avoir rétréci le « Gerbergraben » par des anticipations successives. Le maire Gollard finit par signaler le fait aux autorités.
Par un arrêté daté du 9 septembre 1809 le Préfet du Département ordonne que le Fossé soit rétabli dans son premier état, avec une largeur de 3 mètres trente centimètres et qu'il soit débarrassé de tout ce qui pourrait gêner l'écoulement des eaux. Au cas où les propriétaires respectifs ne donneraient pas satisfaction à ces dispositions à l'époque qui leur sera fixée tant pour l'ouverture que pour la clôture des travaux, « il sera, par un agent des ponts et chaussées commis à cet effet, dressé procès-verbal en présence du Maire et Usera de suite placé par ce dernier des ouvriers aux frais de ceux trouvés en retard, ou qui auraient mal exécuté ces dits travaux ».
Le 15 juin 1810, le Maire notifie l'arrêté préfectoral aux trois tanneurs et leur accorde un délai de 4 jours pour exécuter les travaux d'élargissement durant lesquels le sieur Achtzehner, meunier de la Grabenmühl, arrêtera les eaux.
Pas contents du tout et s'estimant lésés, les frères tanneurs Antoine et Mathias G'sell protestent auprès des autorités en exigeant l'annulation de l'arrêté et « qu'il soit ordonné que le fossé reste dans son premier état aux offres qu'ils font de prouver, le cas échéant, que jamais et dans aucun temps le fossé dont il s'agit n 'a été plus large et qu'ils n'ont commis aucune anticipation sur y ce lui ».
A la suite de cette réclamation, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées est chargé de faire une nouvelle enquête; son rapport du 4.8.1810 est assez ambigu, puisqu'il dit notamment :
« quoiqu'il ait été reconnu qu'aucune anticipation récente et manifeste ait été commise, il est néanmoins à présumer que le rétrécissement du fossé pouvait provenir d'anticipation imperceptiblement et tellement faites par la suite des temps qu 'il serait impossible de les constater en ce moment, que d'ailleurs les dimensions prescrites ne portent atteinte à aucun établissement ».
Après avoir pris connaissance des conclusions de l'ingénieur en chef, le Sous-Préfet en accord avec le Préfet, rejette la requête des tanneurs et ces derniers sont obligés de s'exécuter.
Morale : dans le doute, la raison du plus fort est toujours la meilleure.
En 1802 les meuniers se plaignent des injures et invectives que se permettent fréquemment les bateliers à leur égard pendant les périodes de basses-eaux ; à ces époques, en effet, les meuniers refusent d'ouvrir les pertuis aux barques isolées, pour éviter une trop grande déperdition des eaux.
Un arrêté préfectoral du 21 Fructidor An X (7 septembre 1802) met fin aux disputes en ces termes :
« Les Bateliers qui naviguent sur l'Ill, ne pourront pendant les Basses-Eaux, exiger l'ouverture des pertuis de cette rivière que lorsqu'ils se trouvent réunis au nombre de quatre bateaux chargés ou de huit à suivre, ou bien de trois chargés et plusieurs vides.
Fait défense à tout et chacun d'ouvrir les dits pertuis à moindre nombre de bateaux sous telles peines que de droit. L'Ingénieur des Ponts et Chaussées dressera procès-verbal contre les contrevenants ».
En 1823 le Niedermüller Mathias Edel a des démêlés à n'en plus finir avec les pêcheurs riverains du Mùhlgraben. A bout de patience, il écrit au Sous-Préfet une lettre (24.5.1823) dans laquelle il formule ses griefs :
« le canal sur lequel est établi son usine se trouve dans un état déplorable ; cet inconvénient funeste provient de la part des propriétaires riverains et pêcheurs qui se permettent sans aucune autorisation préalable d'établir des ouvrages en épis et gords le long des rives et dans le milieu du cours d'eau, qui au moyen de ces ouvrages le rétrécit et l'encombre.
Cet état de choses nuit gravement aux intérêts de l'exposant qui se voit dans le cas défaire des pertes sensibles au moment des inondations qui arrivent fréquemment.
Il a l'honneur de solliciter auprès de l'autorité à ce qu'elle veuille prendre son exposé en considération et prendre les mesures de rigueur pour faire cesser ce désordre qui est à son comble !! »
Les diverses enquêtes effectuées dans la suite par les agents des ponts et chaussées confirment les faits dénoncés par le meunier, de sorte qu'en date du 14 janvier 1824, le Sous-Préfet arrête :
« par les soins de M. le maire d'Erstein, les auteurs des plantations, gords et autres ouvrages en saillie existants sur le cours direct de la dérivation du canal dont il s'agit, seront mis en demeure d'enlever dans le délai des 5 jours après signification, les constructions qu'ils se sont permis sans autorisation et contrairement aux règlements sur la grande et petite voirie... »
Les faits que nous venons de rapporter montrent les difficultés auxquelles se heurtaient nos meuniers et tanneurs dans l'exercice de leur métier et les problèmes que leur posait le voisinage d'autres usagers des cours d'eau ; d'autant plus que les autorités ne badinaient pas avec le règlement.
En réalité, « le bon vieux temps » où les gens menaient une vie paisible et sans histoires, n'a jamais existé et n'est que le fruit de notre imagination.
Bibliographie |
INTRODUCTION |
TOPOGRAPHIE |
Les meuniers de la Grabenmuhl |
Lavoir rue de Strasbourg |
Historique de la Lohmuhl |
Le Katzensteg |
Kateznsteg et mémoire populaire |
Historique de la Niedermuhl |
Les meuniers de la Niedermuhl |
L'Ile du Moulin |
Contestations (meuniers-commune) |
Contestations (tanneurs-communes) |
Disputes (meuniers-bateliers) |
Différend (Niedermüller-pêcheurs) |
Les tanneurs dans la société |
Le compagnonnage |
Les marques de fabrique |
Les familles |