avril 2015
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LES  DERNIERS  CALFATS

Jules Laufenburger

Né le 11 octobre 1883 à Gerstheim, Jules Lau­fenburger était d'ascendance terrienne. Après avoir appris le métier sur le chantier naval du Rhin au lieu-dit « Gerstheimer Werb », il effectua son compagnon­nage à Ostende, en Belgique. Il fit son service mili­taire dans la marine et eut la chance de naviguer jusqu'en Chine - aventure extraordinaire à l'époque.

En 1910, il prit la succession du calfat Joseph Fassel et versa 7000 marks pour le chantier de cons­truction avec maison d'habitation et dépendances, le tout sis au n° 16 rue de l'Etoupe. Craignant que les futurs clients aient du mal à le dénicher dans ce coin perdu, il donna comme adresse :

Jules Laufenburger Schiffbauer beim Mädchenheim [ 24 ]

Le maître calfat Jules Laufenburger

Précaution inutile, car d'emblée, la majeure partie de la clientèle de son prédécesseur lui demeura fidèle, d'autant plus qu'il bénéficiait, dans une large mesure, des conseils et du soutien de ce dernier. Fas­sel était toujours prêt à lui donner un coup de main et se déplaçait volontiers pour faire les achats de bois.

Bref, Laufenburger pouvait envisager l'avenir avec sérénité. Il ne se souciait guère de la concur­rence exercée par son collègue de voisinage, Jules Andres. Comme chez tous les artisans de ce temps, l'idée de solidarité était profondément ancrée dans son esprit. Un jour du mois de janvier 1911, il reçut la visite d'un compagnon originaire de Rhinau. Le jeune homme avait envie de se perfectionner en France mais, comme il ne comprenait pas un traî­tre mot de français, il ne savait à quel saint se vouer. Laufenburger jugea l'inconnu du premier coup d'oeil. Il se souvint d'un ami qui travaillait sur le chantier de construction d'un certain M. Forterre, au bord de la Meurthe, non loin de Nancy. Dès le lendemain, il s'empressa de lui écrire une lettre de recommandation ainsi conçue :

Erstein, den 30.1.1911

Monsieur Charles Ulrich

Maison de M. Forterre

à Champigneulles près Nancy

FRANCE

Werter Kollege,

Da ich nicht genügend franzosisch schreiben kann, wende ich mich an Euch und wollen bitte nachste-hendes gefalligst dem M. Forterre mitteilen. Es handelt sich um einenjungen, kräftigen Mann namens Xavier Folz, Schiffbauer, gebürtig aus Rheinau (Elsass), 22 Jahre ait, militàrfrei, aus guter Familie. Er erlernte sein Handwerk in Heilbronn (Würtenberg) und arbeitete standing an den Neckars-chiffe ; spricht nur deutsch und hat Lust nach Frankreich.

Gestem kam er zu mir und bat mich um etwaige Auskunft. Wollen dièses dem M. Forterre mittei­len ob er den Mann mochte einstellen und wann er kommen kann.

Sonstgeht es bei mirgut, konnte aber um ein paar tausend besser gehn. Hoffendlich seid Ihr aile gesund, wie ich es auch bin. Habe mich diesen Winter noch nicht schropfen brauchen lassen.

Gruss an M. Forterre.

Viele grüsse an Euch und Frau Ulrich.

J. Laufenburger

Bel exemple d'entraide, où tout commentaire est superflu.

En 1913, Laufenburger unit sa destinée à Caro­line Hess, fille d'un agriculteur de Boofzheim. Mais la lune de miel sera de courte durée ; un an après la guerre éclate, le calfat est enrolé dans la Wehrmacht pour quatre longues années. Après l'armis­tice, il rejoint sain et sauf sa famille, laisse pousser sa barbiche et se met à potasser sérieusement le fran­çais en suivant des cours par correspondance. Le 15 mars 1922, il passe son examen de maîtrise à la Chambre des Métiers à Strasbourg. A la même époque, son frère cadet Henri, né le 22 avril 1901, entre en apprentissage chez lui, mais retournera plus tard à Gerstheim pour travailler sur le chantier naval du Rhin.

Malgré le marasme qui gagne la profession, Laufenburger arrive à se maintenir. Il tire ses prin­cipaux revenus de la fabrication de barques de pêche. Sa clientèle se recrute en grande partie parmi les pêcheurs professionnels de la Robertsau et de la Wantzenau, de Gambsheim, Offendorf, Drusenheim, Dalhunden et du pays de Bade (Nonnenweier, Ottenheim, Meissenheim, Altenheim, Marlen, Auenheim, Helmlingen, Iffezheim, Illingen). Il construit également des bateaux de transport pour le Service de la Navigation, ainsi que des barques de promenade. De temps à autre, il est sollicité pour faire des pontons ou radouber une péniche.

« Il travaillait en moyenne douze heures par jour » raconte sa fille, Mme Marthe Dietrich, âgée de 69 ans. « Il lui arrivait de fabriquer cinq barques de pêche par semaine. Le lundi, il préparait et tail­lait le bois nécessaire à l'assemblage ».

Autant il s'imposait une discipline rigoureuse, autant il était strict avec les apprentis. La première chose qu 'il leur inculquait était l'ordre : chaque outil à sa place.

Quand quelqu 'un venait dans l'atelier pour comman­der un bateau de telle longueur, telle largeur, avec tant de courbes etc., il n 'interrompait pas son tra­vail. Au client irrité qui lui reprochait de ne pas prendre de notes, il répondait simplement : « S'esch ailes im Kopf üf gschrewe » (tout est noté dans ma tête).

En ce temps-là, il n'était pas question de vacan­ces ; l'après midi du dimanche était consacré aux écritures.

Mon père était très bon pour nous. Quand il avait terminé un bateau destiné à un pêcheur de la Robertsau ou delà Wantzenau, il profitait du diman­che matin pour le conduire à Strasbourg. Si le temps était au beau fixe, il embarquait toute la famille. La descente du Rhin était pour nous une aventure mer­veilleuse. Nous n 'avions pas peur des remous et des vagues provoqués par le passage des péniches, car mon père était un rameur chevronné. Il savait évi­ter les bancs de gravier et nous avions confiance en lui. Durant le trajet, nous chantions de vieux refrains comme la « Loreley » ou l'hymne « Grosser Gott wir loben dich ». Après avoir accosté au « Fuchs am Buckel », nous cherchions un joli coin pour pique-niquer. Puis, l'après-midi, mon père nous emmenait faire un tour à l'Orangerie. Le soir, on rentrait par le train.

En hiver, où il avait un peu de répit, mon père prenait plaisir à confectionner des traîneaux pour les enfants. Quoique travaillant dur, il était toujours très soi­gneux de sa personne. A la belle saison, il ne sor­tait jamais sans son canotier. Il tenait toujours quelques barques à avirons à la disposition des promeneurs ; les dimanches ou les jours fériés, celles-ci étaient littéralement prises d'assaut... »

Le 31 janvier 1929, Jules Laufenburger est nommé membre-assesseur de la commission d'exa­men de maîtrise dans le métier de constructeur de vaisseaux. Il est déjà très fier de son fils Edmond, « Mo » comme il l'appelle affectueusement et se pro­met de lui enseigner, le moment venu, tous les arca­nes du métier. Mais le sort en décide autrement. Au mois de mai 1936 cet homme, qui paraissait solide comme un roc, contracte une phlébite. L'affection traîne et le 26 octobre, il succombe brusquement à la suite d'une embolie pulmonaire.

Au mois de décembre de l'année suivante, son fils Edmond entre en apprentissage chez le maî­tre calfat Jules Andres. Il n'a pas encore 15 ans. Gar­çon doux et serviable, on l'aime bien dans le quar­tier. En juin 1941, il obtient son brevet de compagnon [ 25 ]. Conscient de son role de soutien de famille, il se fait embaucher par l'entreprise de cons­truction de bateaux Kientz à Strasbourg. En janvier 1943, il est incorporé de force dans une division blindée de la « Wehrmacht ».

A la fin de la guerre, il contracte la dysenterie et, le 20 octobre 1945, il meurt à Schwandorf, dans le convoi sanitaire qui devait le rapatrier depuis Tambow. Au registre d'état-civil d'Erstein figure la note laconique : « Mort pour la France dans l'armée allemande ».

Comme ses collègues, Andres avait une préfé­rence marquée pour le bois de pin en provenance de la forêt domaniale de Haguenau. Quant aux troncs d'arbres achetés sur place, il les faisait débi­ter par son frère Joseph, le scieur de bois de la « Grabenmühl » [ 27 ].

Après avoir passé son examen de maîtrise, il épousa Lucie Preuss, originaire de Schwarzort (Allemagne). Un an plus tard, son activité est inter­rompue par la guerre 1914-18, où il est mobilisé. De retour dans ses foyers, il se voit confronté aux mêmes difficultés que son collègue Laufenburger, mais la crise qui frappe la profession le touche plus durement. A partir de 1930 ou Wittenburg, son prin­cipal client, cesse ses comman- des, il se tourne réso­lument vers la fabrication de bateaux de loisirs. C'est ainsi qu'il livre des barques à avirons au Lac de Gérardmer, au Lac Blanc, au Lac de Sewen, à l'étang de Hanau, au Parc de l'Orangerie à Stras­bourg, au Fuchs am Buckel, à l'Ile des Pêcheurs, au Baggersee, et ainsi de suite. Il construit égale­ment des canoës de différents modèles.

Je me souviens très bien de ce personnage grand et sec, un peu voûté, pas très loquace sans doute parce qu'il avait l'oreille paresseuse. On le surnom­mait « d'r làng Krùmmholz », vu qu'il était toujours en quête de branches coudées de chêne servant à façonner les courbes. Un travailleur acharné qui, en été, se levait à 3 heures du matin pour finir la journée à 9 heures du soir. Même ses filles Gertrude et Marguerite étaient mises à contribution. « Un arti­san extrêmement consciencieux et compétent » sou­ligne M. Joseph Bilharz de Rhinau, dernier pêcheur professionnel de la région.

« Personnellement, je lui passais toutes les com­mandes. J'utilise encore aujourd'hui une barque de pêche et des viviers qu 'il a fabriqués il y a quarante ans et qui sont restés en très bon état. D'ailleurs, mes ancêtres se procuraient tous leurs bateaux à Erstein ».

Le deuxième conflit mondial n'épargna pas le calfat. Le 16 juin 1940, sa coquette demeure estdémolie par un obus tiré par l'artillerie allemande. Andres se réfugie au n° 1 rue Sainte-Anne, où il végète jusqu'à la fin des hotilités. En 1951-52, il fait reconstruire sa maison, mais son activité reste réduite, d'autant plus qu'il souffre d'une néphrite chronique. Quelques années après, son état de santé empire et, le 18 février 1957, il meurt d'urémie à son domicile à l'Ile du Brunnenworth.

Sa fin marque chez nous la disparition d'un métier séculaire, exercé par des hommes dont la mémoire force le respect.

Il reste à citer un dernier calfat originaire d'Ers­tein : Lucien Fassel. Né le 15 novembre 1905, ce dernier était issu d'une lignée de pêcheurs connu sous le nom « s'Steiwels », qui habitaient près du « Gùmpe » [ 28 ]. Il fit son apprentissage chez Jules Andres. En 1932, il épousa Julie Grass, fille d'un agriculteur du quartier. Par la suite, il fut embau­ché chez Pauli, constructeur de bateaux à Strasbourg-Robertsau. Mobilisé en 1940, il travailla sur un chantier naval du Rhin jusqu'à la fin de la guerre. En 1945, il décida de s'établir à son compte. Considérant qu'il n'avait aucun avenir à Erstein, il résolut de s'installer à Ostwald, au bord de l'Ill. Au dire de sa femme, âgée de 80 ans aujourd'hui, il avait une exellente clientèle. Il décéda en 1960.

Jules Andres

Né le 20 juillet 1880 à Erstein, Jules Andres était un fils du maître menuisier Joseph Andres, dit « Schotte Schriner ». Initié très tot au travail du bois, il choisit de devenir constructeur de bateaux. Il apprit le métier sur les chantiers de Brème et de Hambourg. En 1906, il s'établit sur l'Ile du Brunnenworth, en face de la Filature du Brûhly. Il fit bâtir une maison d'habitation et construisit, à proxi­mité, un grand hangar fermé de 20 mètres de long avec un four à pain à l'un des coins. De l'autre coté de l'île, au bord du « Schlossdichel- wasser », [ 26 ] il amé­nagea un terrain destiné à la mise en chantier des péniches avariées. Jeune et dynamique, il fit une concurrence sérieuse aux autres calfats du bourg. En quelques mois, il accapara pratiquement toute la clientèle Wittenburg.

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