avril 2015
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LES CALFATS D’ERSTEIN JADIS ET NAGUERE

Qui étaient les calfats ? Autrefois et jusqu'à la première guerre mondiale, cette dénomination dési­gnait tout simplement les constructeurs de bateaux (« Schiffbajer »). Parfois on les appelait aussi calfateurs. Au registre d'état-civil d'Ebersmünster figure même l'expression calfeutre. Les registres parois­siaux mentionnent la profession sous les termes latins naupegus, naupegiarius, naviculator, ou encore faber navium, fabricator navium, navium factor, navium constructor, navium opifex...

Etant donné la topographie des lieux, Erstein construisait sans doute des bateaux dès l'origine. Mais sur ce point les archives sont muettes. Sans remonter si loin dans le temps, bornons nous à dire que cette activité devient surtout apparente vers le milieu du XVIIIe siècle. Par la suite, le métier s'est encore maintenu durant plus de 200 ans.

Comme tous les autres artisans, les calfats ont contribué à l'épanouissement de notre cité, en aidant les habitants à vivre. C'est pourquoi il nous a paru légitime de retracer leur histoire avant qu'elle ne tombe dans l'oubli.

Evolution de l'artisanat

Jadis le bateau jouait un role considérable, sinon vital, dans l'existence d'une grande partie de la population du bourg. Ce fait était lié à des condi­tions d'environnement très particulières. A la hau­teur d'Erstein, l'Ill jetait plusieurs bras qui finis­saient par former un réseau dédaléen de cours d'eau embrassant de nombreuses îles, ou le naute non averti risquait fort de s'égarer [ 1 ]. Un de ces bras tentaculaire, dit la « Kraft », rejoignait directement le Rhin après un trajet de 8 km [ 2 ]. Cet état de cho­ses, difficile à imaginer de nos jours, favorisait des activités multiples, ou la pêche et la batellerie occu­paient une place prépondérante.

Certains noms de concitoyens comme Andres, Fassel, Fender, Hauss, Jàger, Kopff, Ostwalt, Wurch et d'autres, nous rappellent encore aujourd'hui d'anciennes familles de pêcheurs. Ceux-ci étaient groupés en une corporation propre, ou figuraient également les calfats et les bateliers [ 3 ]. Pour donner une idée de l'importance de la pêche à Erstein au siècle dernier, voici quelques chiffres tirés d'une statistique établie le 13 août 1851 [ 4 ]. A cette époque le bourg comptait 42 pêcheurs profes­sionnels ; la quantité de poissons péchés annuellement avoisinait 6 000 kg, dont 2/3 étaient vendus aux marchés de Strasbourg et d'Obernai et 1/3 réservé à la population locale. Les lieux de pêche comprenaient le Rhin avec ses « Giessen» [ 5 ] et ses bras morts, l'Ill et ses nombreuses dérivations, la Zembs et le canal du Rhone au Rhin.

Etant donné la quasi-absence de chemins et de ponts dans le secteur considéré, on utilisait les voies navigables comme moyen de communication. C'est pourquoi bon nombre d'habitants exerçaient la pro­fession de bateliers (« Schiffer », « Schiffischer »). Ils effectuaient le transport de marchandises et d'au­tres chargements, notamment de fascines [ 6 ]. Ils acheminaient également des matériaux de construc­tion tels que briques et tuiles en provenance de la tuilerie de Kraff [ 7 ]. Le bras de l'Ill appelé la Kraft qui fut ouvert à la navigation pendant le siège de Kehl par Villars (1703), leur permettait de gagner le Rhin ; ils en profitaient pour transporter des pro­duits en fraude à destination de Brisach et de l'empire [ 8 ].

Certains bateliers assumaient la tâche de con­duire des personnes d'une rive à l'autre d'un cours d'eau : c'étaient les passeurs. D'autres étaient spé­cialisés dans l'extraction de sable et de gravier qu'ils tiraient de l'Ill ; le lieu-dit « Sandstaden » (Quai du Sable) ou ces matériaux étaient déchargés, rappelle encore cette activité. La besogne étaient particuliè­rement harassante, d'autant plus que les bateliers, comme les pêcheurs, ne portaient pas de bottes mais chaussaient des sabots. L'homme qui manipulait la drague à bras (« Ziehhau ») était obligé de se mainte­nir en équilibre sur deux planches placées transver­salement sur le milieu du bateau. Au dire des anciens, l'embarcation était parfois si chargée qu'une mouche posée sur le bord arrivait à boire de l'eau « àss a Muck uf'm Bord het konne Wàsser suffe ».

Il y avait aussi des bateliers qui trimaient pour curer les nombreux petits cours d'eau. Puis, il y avait ceux qui, à la période de basses eaux de l'hi­ver, gagnaient les bancs de gravier du Rhin pour ramasser des galets (« Rhinwâgge »).Ces gros cail­loux, une fois fendus en deux, étaient vendus à des entrepreneurs comme pavés « Pflâschterstein, gekopfti Stein » [ 9 ].

Enfin il ne faut pas oublier les bateliers de l'Ill qui, jusque vers 1860, effectuaient la navette entre Sélestat et Strasbourg. Comme on le verra plus loin, les bateaux de ces derniers avaient des dimensions relativement importantes. Appelés « Illernàche », ils servaient surtout à l'acheminement de vin alsacien en fûts à partir de Sélestat. Les Strasbourgeois le conduisaient ensuite à Cologne, d'ou il était expé­dié vers les Pays-Bas et la Baltique. Le transport par voie d'eau revenait bien moins cher que par voie de terre. D'autre part la cargaison ne risquait pas d'être pillée par des brigands.

Notons que beaucoup de bateliers exerçaient en même temps la profession de pêcheur et vice-versa.

Mais les pêcheurs et les bateliers n'étaient pas les seuls utilisateurs de bateaux. Il y avait encore tous les paysants riverains de cours d'eau qui se ser­vaient de nacelles pour se rendre à leurs champs et prairies et en ramener les récoltes. C'est ainsi, par exemple, qu'ils rentraient le foin sur deux barques accouplées. Ils rapportaient également du bois de chauffage et des gerbes de roseaux ou de carex des­tinées à la litière des vaches (« Streuet »). D'aucuns coupaient les herbes flottantes de l'Ill qui, une fois séchées, constituaient un excellent fourrage et per­mettaient aux vaches de donner un lait particulière­ment abondant et savoureux. On en donnait aussi aux poules qui pondaient alors des œufs beaucoup plus gros et d'un goût exquis.

Dès lors on comprend le role important des constructeurs de bateaux au sein de la communauté. Ils fournissaient non seulement la population locale, mais aussi celle de villages comme Plobsheim, Nordhouse, Osthouse, Woerth, Sand, Daubensand, Rhinau et autres. Toutefois leur existence n'était pas rose, ils avaient des rentrées d'argent difficiles. La plupart des pêcheurs et bateliers étaient pauvres et mettaient souvent deux ou trois ans à payer leur nacelle. Pour assurer à leur famille des ressources d'appoint, les calfats se voyaient contraints d'exer­cer une activité complémentaire telle que l'agricul­ture par exemple.

L'avènement du XIXe siècle marque un tour­nant dans leur histoire. En effet, à partir de cette époque, l'artisanat prend un véritable essor qui atteint son apogée après la guerre de 1870. Plusieurs facteurs contribuent à cette évolution, en premier lieu la construction du canal du Rhone au Rhin (1783-1834). L'ouverture de la ligne de chemin de fer Strasbourg-Bâle (19-20 septembre 1841), puis la construction du canal de la Marne au Rhin (ache­vée en 1853) assurent des débouchés nouveaux, tout en facilitant les expéditions de bateaux et l'appro­visionnement en matières premières. Comme nos calfats sont des artisans consciencieux et compétents, leur réputation finit par dépasser les limites du département. Ils livrent des embarcations dans le Haut-Rhin, en Moselle, dans le département des Vosges et au-delà du Rhin, en pays de Bade. Du coup leur niveau de vie augmente sensiblement.

L'implantation de la Filature de laine peignée (1853) et de l'entreprise Wittenburg (1879)[ 10 ], puis la construction du Canal de décharge de l'Ill (1886-1891) [ 11 ] donnent une impulsion décisive à l'artisanat, en amenant les calfats à fabriquer de plus en plus de barques de transport.

Dans le même temps le bateau commence à prendre place dans les loisirs et les activités sporti­ves, évolution qui va se poursuivre durant toute la Belle Epoque. Les promenades sur l'eau gagnent progres- sivement la faveur du public. Des clubs nau­tiques naissent un peu partout. La barque à avirons et à extrémités en pointe connaît une vogue extraor­dinaire. Nos calfats construisent également les bateaux des sociétés de joutes nautiques de Stras­bourg et de Schiltigheim-Bischheim (jeu dit « Gänselspiel »). On leur commande même les petites nacelles pour les balançoires des fêtes foraines « Schiffschaukel - Schaukelspiel ».

Souvent débordés de travail, ils sont encore sol­licités pour radouber les péniches et autres bâtiments sur divers chantiers (Gerstheim, Rhinau, Colmar, Strasbourg). Ces grandes réparations effectuées sur place demandent généralement plusieurs jours, voire des semaines.

Toutefois, vers la fin du XIXe siècle, les com­mandes locales de barques accusent une baisse sen­sible et pour cause. En 1884, la Filature de laine peignée loue tous les droits de pêche. Elle veut ainsi mettre fin aux réclamations continuelles des pêcheurs qui se plaignent de la pollution provoquée par les eaux usées de l'usine. C'est un vilain coup porté à la corporation, autant dire le coup de grâce. Si bien qu'au début de notre siècle, Erstein compte à peine encore une douzaine de familles de pêcheurs. La situation des bateliers n'est guère meilleure ; la profession est de plus en plus menacée par suite du développement des transports routiers et de l'appa­rition de dragues mécaniques.

Mais cet état de choses ne semble pas inquié­ter outre mesure les calfats dont les affaires demeu­rent florissantes.

Malheureusement la période de prospérité ne dure pas. Elle est interrompue par la guerre 1914-18 qui donne un sérieux coup de frein à l'artisanat. Alors que l'un des constructeurs est décédé l'année d'avant, les deux autres sont mobilisés.

Après l'armistice, le redémarrage s'annonce difficile. La demande locale est insignifiante ; à Ers­tein il ne reste plus que huit pêcheurs professionnels [ 12 ] et trois ou quatre bateliers. L'en­treprise Wittenburg est obligée de se reconvertir ; à partir de 1930-31, elle ne commande pratiquement plus de bateaux de transport. Quant à la clientèle extérieure, après une reprise passagère, elle régresse à son tour d'année en année. Dans cette conjonc­ture morose, nos calfats se tournent de plus en plus vers la fabrication de barques de loisirs. Bien que cette orientation nouvelle leur assure encore des revenus suffisants, le cœur n'y est plus. Ils assis­tent avec amertume au déclin d'un métier qu'ils aimaient et qui, autrefois, faisait leur fierté.

Le déclenchement du deuxième conflit mondial sonne le glas de l'artisanat. Notre dernier construc­teur de bateaux, Jules ANDRES, disparaît en 1957.

Ascension et décadence

L'ARTISANAT LE METIER LES TYPES DE BATEAUX LES FAMILLES LES LIVRES DE COMPTE CONCLUSION NOTES

Auteur : Docteur  Pierre SCHMIDT

Publié par la S.H.Q.C. : annuaires 5 & 6