avril 2015
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CONCLUSION : ÉLOGE  DU  BATEAU  DE  BOIS  À  FOND  PLAT.

Témoin d'un long passé, le bateau de bois à fond plat fait partie de notre patrimoine historique. Par la sobriété de ses formes et sa teinte discrète, il s'intègre parfaitement au milieu naturel. Bien plus, il contribue au charme des ruisseaux et des rivières de nos paysages riediens. Amarré à quelque vieux saule ou glissant au fil de l'eau, il fascinait de tout temps les peintres et les poètes. Le geste lent et rythmé du rameur debout donne une impression de grandeur.

Durant des siècles, le bateau plat a rendu d'ines­timables services à la population, en particulier aux pêcheurs et aux bateliers. Mais là n'est pas son seul mérite. Naguère encore, il jouait un role considé­rable dans les loisirs. Durant la belle saison, les pro­menades dominicales sur l'eau étaient très prisées. Des groupes de jeunes gens, des familles entières s'embarquaient ainsi pour jouir en douceur des beau­tés d'une nature encore riche et non dégradée. Tan­dis que les uns voguaient vers Krafft en emprun­tant le « Murgiessen », d'autres plus entreprenants, remontaient le cours de l'Ill jusqu'à Woerth. Comme ces évasions prenaient souvent toute la journée, on avait soin d'emporter des provisions dans un grand panier à anse recouvert d'une serviette de lin. Les demoiselles se mettaient en frais de coquetterie, sans oublier leur ombrelle. Tout en flânant sur l'eau, on accostait tantöt une riante prairie pour cueillir des fleurs, tantôt la lisière d'une forêt pour entendre le gazouillis des oiseaux ou suivre les acrobaties d'un écureuil.

Sur le parcours, on croisait bien sûr des connaissances ; c'était l'occasion de faire un brin de causette, cependant que les jeunes s'aspergeaient mutuellement d'eau. Le déjeuner, qui se faisait sur l'herbe, était suivi d'une bonne sieste dans un coin ombragé. Puis, sur le chemin du retour, on se lais­sait aller à la rêverie, en fredonnant des airs d'au­trefois ou en écoutant la mélodie nostalgique d'un joueur d'harmonica.

Certains dimanches des années trente, nombre d'Ersteinois naviguaient vers Krafft pour assister aux courses hippiques organisées par le Baron Claus Zorn de Bulach. Les épreuves se déroulaient à proxi­mité de la forêt dite « Krittwald », sur la longue bande de pré comprise entre le canal de décharge de l'Ill et la digue. Il s'agissait d'une compétition purement locale à laquelle participaient les gros chevaux de trait des paysans et le fringant coursier du baron. Le spectacle était assez curieux, avec une partie du public massé sur la digue et l'autre répartie dans des embarcations sur le canal. A vrai dire, la foule était surtout attirée par la personnalité de Claus, réputé pour ses frasques et ses extravagances. Mais le bon­homme ne manquait pas de prestance et son arrivée en break faisait sensation. Inutile de dire que le che­val du baron sortait chaque fois vainqueur de la compétition.

Beaucoup de nos anciens se souviennent égale­ment de la « Nuit Vénitienne » organisée par le club de mandolinistes « Fidélio » [ 33 ]. A l'occasion de ce divertissement nocturne, donné tous les ans au mois d'août, la société utilisait cinq barques de pêche joli­ment décorées avec des arceaux de fleurs et de ver­dure. Au milieu de chaque embarcation se dressait un grand parasol ouvert, au pourtour duquel pen­daient une douzaine de lampions multicolores. Cha­cune d'elles était manoeuvrée par un rameur debout à l'arrière et transportait quatre musiciens ; ces der­niers avaient belle allure avec leur chemise blanche à col Danton, leur pantalon foncé et leur béret de velours noir bordé d'un galon de soie violet.

D'habitude, le départ se faisait au « Murgiessen », à la nuit tombante. La file de bateaux descen­daient lentement le cours de l'Ill au son des mando­lines ; puis, bifurquant dans le « Mùhlgraben », elle contournait plusieurs fois l'Ile du Woerth, avant se s'arrêter au quai du Château où se pressait une foule impatiente. Après avoir joué les plus belles séréna­des de leur répertoire, les mandolinistes invitaient le public à la danse. Pour prolonger la féerie du spectacle, il fallait de temps à autre remplacer les bougies des lampions. Cette fête charmante et ori­ginale finissait généralement tard dans la nuit.

Mais la réjouissance la plus populaire était le tournoi dit « Gaenselspiel » offert par les sociétés de joutes nautiques de Strasbourg et de Bischheim-Schiltigheim [ 34 ]. Traditionnellement, la mani­festation avait lieu au cours du mois de juillet. Elle se déroulait en aval du confluent de l'Ill et du « Murgiessen », juste en face du chantier de construction du calfat Jules Andres. Il faut dire que les jouteurs étaient en pays de connaissance, puisqu'ils faisaient fabriquer tous leurs bateaux à Erstein. La veille de la fête, c'est-à-dire le samedi, les 6 ou 8 nacelles de compétition étaient acheminées par le canal du Rhone au Rhin. Dimanche après-midi, vers 15 heu­res, les deux sociétés de joutes partaient de la Place de l'Hotel de Ville pour rejoindre l'endroit prévu pour les jeux. En tête du défilé marchait la musique « Harmonie », sous la baguette du regretté Louis Gigot. Suivaient les vétérans du « Gaenselspiel », le torse bombé et chamarré de médailles, puis les jou­teurs, puis leurs familles - le tout escorté d'une cohorte de gosses de tout âge.

A l'arrivée du cortège, il y avait déjà beaucoup de monde sur les rives de l'Ill. Le soleil dardait à plomb. Heureusement, on avait dressé, derrière la Filature du Brùhly, une buvette couverte, avec des tables et des bancs.

Le tournoi se déroulait toujours dans une ambiance haute en couleurs. L'ouverture des jeux se faisait par la présentation des équipes adverses, dont les barques se croisaient sous une belle guir­lande où pendaient l'oie symbolique, entourée d'une couronne, et deux énormes anguilles [ 35 ]. Ce prélimi­naire s'appelait « Infàhrt ».

Déjà les premiers concurrents entraient en lice. Quel passionnant spectacle que de voir deux bateaux filant l'un vers l'autre sous les coups d'aviron vigou­reux des rameurs, les jouteurs penchés en avant tous muscles tendus, puis le choc des lances, l'adversaire déséquilibré basculant dans l'eau, tandis que le vain­queur faisait tournoyer sa perche, salué par une son­nerie de clairon.

Les affrontements se succédaient à un rythme soutenu sous les cris et les applaudissements du public.

Durant l'intermède, les gens se ruaient vers la buvette, cependant que résonnait les flonflons de la musique « Harmonie ». Puis on voyait arriver un radeau flottant, sur lequel des acteurs improvisés mimaient des scènes hilarantes. A l'intention des jeunes, les organisateurs avaient prévu des amuse­ments comme le « Wùrschtschnàppe », où il fallait happer avec la bouche les « Knacks » qu'un quidam balançait au bout d'une ligne. Il y avait aussi le « Stàngegràttle », exercice qui demandait une adresse de singe puisqu'il s'agissait de grimper à un mât de cocagne très haut et bien lisse pour détacher les friandises suspendues au sommet. Pas facile non plus le « Stàngelaufe », où il fallait marcher sur une pou­tre ensavonnée surplombant l'eau et tâcher de décro­cher l'un des fanions fixés à l'extrémité ; le plus sou­vent, la tentative finissait par un bain forcé.

La reprise des joutes permettait d'assister au tournoi d'honneur des anciens (« Ehrejouteur »). Le dernier temps fort était la vision du champion qui, du haut de la plate-forme d'un bateau, saluait le jury et la foule enthousiasmée, avant d'exécuter un superbe « salto » dans l'eau.

Depuis la dernière guerre, ce spectacle pitto­resque se fait de plus en plus rare à Erstein. La der­nière manifestation eut lieu le 15 juillet 1984. Quel­que peu boudée par la jeunesse, elle n'attira plus la grande foule. C'est bien dommage, car les joutes nautiques ne se résument pas à une simple presta­tion folklorique, mais constituent un sport noble et complet qui demande adresse, force, expérience et résistance de la part des adeptes.

Si nous avons évoqué tous ces souvenirs, ce n'est pas par passéisme, mais parce que le bateau plat traditionnel est menacé. Il risque bel et bien d'être supplanté par la barque en plastique. Moulé en série dans des usines, ce type d'embarcation s'in­tègre mal à l'environnement rural. La laideur et la couleur criarde de certains modèles constituent une véritable pollution visuelle.

Le bateau de bois à fond plat a une âme, il porte l'empreinte de son constructeur. Confortable et sta­ble, il compte encore de nombreux fervents, sur­tout parmi les pêcheurs. Il accueille facilement qua­tre ou cinq personnes qui peuvent lancer leur ligne sans se gêner mutuellement.

On commence aussi à redécouvrir le charme romantique des promenades en barques de pêche tra­ditionnelles. Depuis une dizaine d'années, les des­cendants d'anciennes familles de pêcheurs de Rust (pays de Bade) organisent des descentes du Taubergiessen à travers un site rhénan exceptionnel et de toute beauté. Suivant l'exemple, un habitant de Sermersheim, M. René Ackermann, propose depuis 1982 « la découverte du Ried au fil de l'eau » action fortement encouragée par le maire de la commune M. Charles Eichenlaub, et le relais du Tourisme Rural. Le circuit comprend la remontée des méan­dres du « Mühlbach » jusqu'à Kogenheim, puis la des­cente de l'Ill jusqu'à l'ancien moulin de Sermersheim. Cette partie de barque, à la fois reposante et tonifiante, permet d'admirer sous un aspect diffé­rent des paysages riediens relativement bien conservés.

Toutes ces initiatives sont certes louables, mais qu'en adviendra-t-il à long terme ? Qui construira encore des barques plates traditionnelles ?

A l'heure où on assiste à un début de renais­sance des anciens artisanats, peut-être se trouvera-t-il un jeune qui voudra bien s'intéresser à cet hono­rable métier. Nous le souhaitons de tout cœur !

«Le geste lent et rythmé du rameur debout donne une impression de grandeur».

(Photo Alain Kaiser, Obernai).

Les chevaliers de Tonde. (Paul Geiss, président de la Société Nautique 1887 Strasbourg, balance dans l'eau son ami Hammann, prési­dent du «Gaenselspiel» Schiltigheim - Bischheim).

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