La cité ouvrière de la rue du Général Leclerc à Erstein se compose de dix-sept maisons
jumelles soit trente-quatre logements. Elles sont l'une des traces bien vivantes
de l'activité de la filature de laine peignée d'Erstein qui a perduré de 1855 au
28 février 2002. S'il n'est pas le lieu ici de réécrire l'histoire de l'industrie
alsacienne en général, ni même celle de la filature en particulier, il est important
d'en rappeler quelques événements fondateurs pour le cadrage de notre sujet.
C'est
en 1855 que s'installe à Erstein la première usine destinée à filer de la laine,
créée par les industriels Frédéric Nifenecker et Henry Schlumberger (1817-1876),
sur des terrains appartenant au baron Ernest Maximilien Zorn de Bulach (1786-1868).
L'usine primitive s'installe au lieu dit Reebmatt, à proximité du château des Zorn
de Bulach, qui sera détruit en 1882 . L'avantage de cette localisation réside avant
tout dans la disponibilité de grandes surfaces, à proximité de l'Ill, dont l'eau
est nécessaire pour faire fonctionner l'usine et pour acheminer les matières premières.
La filature devient alors le moteur économique, politique et social de la ville,
notamment à partir de 1870 avec la nomination à sa tête des gérants Charles Alexandre
Reichard (1822-1891) et Auguste Hartmann (1842-1891). Ceci est d'autant plus vrai
que le premier de ces deux hommes sera nommé maire d'Erstein de 1881 et 1886. Grâce
aux investissements entrepris, la filature devient l'une des plus importantes usines
textiles d'Allemagne d'alors, employant environ 500 person- nes en 1884 et 1400
personnes en 1911. Ses produits sont exportés jusqu'au Japon.
C'est bien dans un
contexte de développement industriel, que Charles Alexandre Reichard et Auguste
Hartmann décident d'implanter à Erstein une Cité ouvrière. La rue du Général-Leclerc
(Seilergasse entre 1870 et 1918) est alors dessinée dans le prolongement de l'actuelle
rue des Cordiers, de l'autre côté du fossé des remparts (Sladtgraben), à proximité
du lavoir dont les habitants pourront alors bénéficier. Cette rue est indiquée comme
Neue Strasse sur le plan que nous conservons.
En ce qui concerne les propriétés foncières de la filature, nous nous sommes basés
sur un plan datant de 1977 pour en établir l'état des lieux à un instant donné et
essayer de comprendre la stratégie de l'entreprise dans ce domaine au cours des décennies
précédentes : des équipements, des maisons de cadre et des villas, des terrains nus
accueillant des jardins, répartis sur l'ensemble du ban, sont en effet proposés à
la vente à cette date. Ce plan a été dressé par l'admini- strateur judiciaire suite
à la faillite Schlumpf de juillet 1976 pour évaluer les biens de l'entreprise. Des
recherches dans les archives nous ont permis de reconstituer l'histoire de la politique
d'acquisition et de maîtrise du foncier par les dirigeants de la filature.
Parallèlement à la croissance de l'activité industrielle, l'entreprise acquiert
des terrains et des bâtiments et renforce au fil du temps son influence à l'échelle
du territoire communal. Cette attitude n'est pas spécifique à Erstein : c'est une
habitude des industriels que de développer des lieux de vie et d'habitat à proximité
des lieux de production, dans une longue tradition paternaliste d'encadrement des
employés.
Dans les livres de compte de la filature, en 1884, apparaît la mention de l'achat des terrains par la filature à des agri- culteurs, d'un montant moyen de 1 700 marks environ par parcelle. Ces dernières mesurent environ 4,6 ares par logement du coté nord et 5 ares pour le coté sud, portant la longueur de la rue à 200 mètres environ. Dès cette année là, ils projettent la création des six premières maisons doubles au sud de la rue et en confient la réalisation à l'entreprise locale de maçonnerie Willer et Wittenburg. Aucun nom d'architecte n'apparaît sur les plans de 1884 conservés des maisons de la Cité. Il est probable qu'ils aient été dressés par un service interne d'architecture de la filature, mais peut-être aussi ont-ils été confiés à un architecte en particulier, qu'il faudrait alors identifier par des recherches plus poussées dans les archives.faut par ailleurs noter que le nom de Maximilien Metzenthin (1843-1910), gendre de Charles Alexandre Reichard, apparaît dans le livre de compte de la filature de 1890.
En ce qui concerne la qualité des locataires de la Cité, nous avons pu consulter
le recensement de la population de 1909. Il révèle qu'à cette date, il n'y avait
pas vraiment de règle relative au métier pour pouvoir prétendre à la location d'une
de ces maisons : on y trouve de simples ouvriers, des contremaîtres, ou des représentants
de professions techniques comme des personnels d'entretien de l'usine. Les maisons
étaient alors louées pour un loyer mensuel de 10 marks, alors qu'un ouvrier en gagnait
60 pour son travail (les femmes étaient payées 38,50 marks par mois).
Toujours selon le recensement de 1909, on peut aussi voir que la plupart des occupants
de la Cité sont originaires d'Erstein ou des alentours (Hipsheim, Sundhouse, Osthouse
etc.), ainsi que du Pays de Bade. Bien sûr, le nombre de logements dans la Cité
était très insuffisant pour répondre aux besoins croissants de l'entreprise. I.a
plus grande partie des salariés habitaient dans le parc privé, à Erstein ou dans
les communes avoisinantes.
Ces dix-sept maisons jumelles sont implantées régulièrement, en quinconce et en retrait par rapport à la rue (à 1,50 m). Chaque maison possède une parcelle individuelle, selon une symétrie parfaite, et une adresse distincte.
A l'arrière, toutes ont une remise et un potager individuel. Elles répondent aux
considérations de confort et d'hygiène de l'époque, favorisant la circulation de
l'air, l'ensoleillement, et l'environnement rural. Ces maisons sont construites de
manière sérielle, en brique essentiellement. Malgré l'économie de moyens qui prime
alors, elles présentent quand même une modénature soignée, caractéristique, sur laquelle
nous reviendrons, et qui renforce leur qualité patrimoniale. S'il est intéressant
de considérer l'ensemble des maisons de la Cité dans cette démarche d'étude, de protection
et de valorisation, c'est d'abord parce qu'elles restent propriété de la filature
jusqu'en 1977.
Jusque là, tous les travaux étaient décidés et financés par la filature.
C'est ce qui explique les campagnes générales de changement des clôtures, de réfection
des façades, de changement des menuiseries, etc. Des témoignages d'habitants recueillis
illustrent bien cette situation : la Direction de la filature aurait refusé dans
les années 1970 l'aménagement d'une salle de bain à l'étage d'une maison, même si
elle était réalisée aux frais des locataires. Cette gestion globale a pour conséquence
le maintien d'une certaine homogénéité en ce qui concerne l'état et l'apparence de
ces dix-sept maisons.